Les premières fois que l’on m’a parlé du monde sartorial, j’ai tout de suite été saisie par un de ses aspects: celui de la passion. On ne peut être sartorialiste sans être passionné, cela me semblait aller de soi. Et, très vite, j’ai pris goût aux discussions qui déployaient le large éventail de ces passions : l’histoire du vêtement autant que l’actualité de l’art tailleur, les accords de matières et de couleurs, les pièces maîtresses et les règles dont on joue pour mieux les déjouer. Mais une question me brûlait déjà les lèvres - question que j’ai fini par poser : “Et les femmes, dans tout cela ?”
Une première étape dans cette enquête consiste à distinguer qui sont les femmes dans le sartorialisme - quels sont les métiers qu’elles y pratiquent, l’image qu’elles y assument, le rôle qu’elles y jouent. Un des paradoxes du monde sartorial réside justement dans l’écart entre une écrasante présence féminine dans les ateliers, comme confectionneuses, et une représentation plus discrète parmi les rangs des entrepreneurs et des figures influentes.
Une manière de se forger un nom dans l’univers sartorial est le travail de - et par - l’image. Les métiers de l’influence et de la photographie ont redistribué le jeu de l’élégance, et permis à quelques figures féminines d’émerger de manière plus évidente. Angelique (@the_angelique_noire) propose ainsi une inspiration quotidienne pour les femmes passionnées d’élégance vintage.
D’autres femmes se font entrepreneurs, et s’engagent résolument dans les milieux sartoriaux. C’est le cas de Dennise (@women_in_tailoring) présidente et co-fondatrice de The Sartorial Club, un des cercles importants de l’élégance internationale. Depuis janvier 2022, elle œuvre à la diffusion et à la mise en valeur du modèle d’élégance et d’art de vivre à la sartoriale. Les soirées “black tie” de son club font la part belle au smoking au féminin, et renouvellent le modèle classique des cercles de l’élégance en y admettant indifféremment acteurs et actrices, admiratrices et passionnés de l’art tailleur.
D’autres agissent pour la mise en valeur de l’histoire de la mode au féminin, et promeuvent la figure de ces femmes, confectionneuses, modèles, et premières vendeuses, qui ont permis que s’écrive le fabuleux destin des maisons de haute-couture ou ateliers de tailleurs. Elles sont historiennes, collectionneuses ou encore expertes dans le domaine de la mode, comme Laetitia. “J’ai acquis un fond d’archives qui retrace un pan de l’histoire de la mode, des années 1910 aux années 1970”, explique-t-elle. Elle souhaite faire de sa collection un espace de découverte et d’apprentissage autour de la mode féminine, et prépare en ce moment même une exposition de ses plus belles pièces, en partenariat avec le musée Galliera.
Je ne peux écrire ces lignes sur l’univers sartorial sans évoquer Sonya Glyn Nicholson, que les lecteurs et lectrices de Parisian Gentleman connaissent depuis 11 ans, et qui n’a de cesse de participer à l’essor du cercle des amoureux de l’élégance, mais aussi de promouvoir cet art de vivre, aux côtés de son époux, Hugo Jacomet, que ce soit sur Parisian Gentleman ou sur Sartorial Talks.
“Nous arrivons simplement au moment où il faut se rappeler que nous sommes là, aujourd’hui, à l’issue d’une longue lignée de femmes portant le costume. Je pense que faire de même constitue une forme de renaissance de l’élégance dans le vêtement”
Comment devient-on femme dans le monde sartorial ? Comme tout un chacun, par la discussion et l’étonnement. Quand j’ai eu la chance de discuter avec Sonya Glyn de ses débuts dans cet univers, je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule à avoir découvert ce monde un peu par hasard : “J’ai entendu le mot “waistcoat” [“gilet” en anglais, ndlr], et j’ai été assez embarrassée… Je vais regarder ce dont il s’agit, et je découvre toute cette culture : celle de l’art tailleur et du sur-mesure” raconte-t-elle. Une culture qu'elle s’empresse d’explorer dans ses moindres détails, jusqu’à se prêter au jeu de l’écriture d’articles. Mais, là encore, dans la passion, pas de demi-mesure - sans mauvais jeu de mots. “Quand j’ai commencé à écrire à ce sujet, j’avais l’impression de ne pas le mériter, parce que je n’en avais jamais vraiment fait l’expérience. J’ai alors commencé, avec Hugo, à porter du sur-mesure. Et quand on essaie une ou deux fois, on est comme contaminé”.
Passé le seuil de l’univers sartorial, le style personnel se cherche, se trouve et s’affirme selon certaines inspirations spécifiques. Et dans ce domaine, la présence féminine ne date pas d’hier.
C’est au XIXème siècle qu’apparaît la figure de la “lionne”, pendant féminin du dandy ; elle en adopte les manières provocantes et l’habillement soigné, fréquente les salons parisiens et le faubourg Saint-Germain. La lionne fascine, avec son parfum de scandale, et propose l’image ambivalente et fascinante d’une féminité en pleine conquête d’elle-même. Le vêtement est instrument d’émancipation, gant lancé au visage d’une société qui refuse encore à la femme un rôle social équivalent à celui de l’homme.
Le style féminin des années 1920 fait, lui aussi, la part belle au costume classique, et l’élégance se fait presque androgyne. Le style “à la garçonne” ne se limite pas à la coiffure, ou aux pantalons, et conquiert jusqu’aux costumes et smoking. Cet imaginaire continue de fasciner et d’inspirer, comme le rappelle Dennise, qui professe une affection particulière pour la période 1920-1970. “Ce qui est amusant, c’est qu’il y a cent ans environ, les femmes portaient le costume au quotidien, et personne ne remettait cela en question”, précise-t-elle. “Nous arrivons simplement au moment où il faut se rappeler que nous sommes là, aujourd’hui, à l’issue d’une longue lignée de femmes portant le costume. Je pense que faire de même constitue une forme de renaissance de l’élégance dans le vêtement”.
Au-delà de cette inspiration toute sartoriale et historique, d’autres femmes choisissent des figures majeures du style vintage. Angelique est de celles-ci ; fascinée depuis l’enfance par les films de l’Âge d’Or américain, elle adopte la silhouette à la Grace Kelly ou à la Marilyn Monroe. “J’aime la figure de la pin-up des années 40 et 50, ces années extraordinaires pour Hollywood… C’est là que je puise mes inspirations”. Ce n’est que plus tard que vient la pratique: “Et puis… c’était en 2014 ou 2012, j’ai décidé de me lancer et de montrer ce que j’aimais tant”. La silhouette, les chapeaux, les foulards, le maquillage ou les éléments de coiffure sont autant de détails par lesquels elle passe pour s’approprier ce style, étant devenue, depuis lors, une des figures majeures de l’élégance féminine classique.
Comment constituer une garde-robe sartoriale au féminin ? “Femmes, on vous aime en tailleur pastel. Ça fait mieux sur les photos officielles. Le rose bonbon et le jaune paille ne sont-ils pas les couleurs naturellement complémentaires du bleu roi et du gris anthracite des complets-vestons des quinquagénaires qui nous gouvernent ?” disait avec un humour grinçant Françoise Archat, en 1995. Heureusement, ce genre de conseils n’a plus cours aujourd’hui ; et la gamme colorée qui s’offre à la femme se dispense des règles de complémentarité, au profit d’une palette dont les seules frontières sont celles de sa propre créativité. Si les tailleurs en grande mesure proposent souvent une offre pour leur clientèle féminine, les pièces pour femme peinent parfois à se faire une place dans l’offre de la demi-mesure. C’est au cœur d’un marché en pleine métamorphose que l’on doit se frayer un chemin, bien que l’élégance féminine puisse s’autoriser une certaine créativité par rapport à son homologue masculin. Robes, jupes, pièces larges ou ajustées, chapeaux, foulards, gants, ceintures, sacs et costumes trois pièces, il est peu d’éléments de garde-robe qu’une femme ne puisse porter.
Les accessoires ne sont pas en reste, comme le rappelle Dennise. “J’aime porter des foulards ascots, pour donner ce petit plus du nœud de soie. Je pense que la soie habille toujours un ensemble, et qu’elle le fait souvent de manière particulièrement belle”. Les montres et bijoux sont aussi autant d’occasions de briller - au propre comme au figuré. “Je n’aime pas les bracelets larges”, commente notre interlocutrice. “Mais à chacun son “bling”! ”
L’univers et le style classiques posent l’enjeu de la représentation, représentation au sein de laquelle il est parfois nécessaire de se frayer sa propre voie. “Je me rappelle avoir cherché sur internet, en essayant de trouver des pin-ups à la peau noire, et tout ce que j’ai pu trouver, c’était des pin-ups blanches avec des robes noires” se rappelle avec humour Angélique, qui a dû adapter le style qu’elle aimait, et devenir son propre modèle. “Et je me suis dit “Okay, il faut vraiment que je commence à montrer ce que je peux faire…”. Et c’est là que tout à commencé”.
Dans un article de mai 2021, Sonya Glyn distinguait déjà un certain nombre d’idées reçues concernant les femmes dans le milieu sartorial, et s’était prêtée au jeu de les corriger. Quel constat, deux ans après ? Il semble plutôt encourageant. De plus en plus de femmes décident de s’orienter vers les métiers du sartorialisme, ou adoptent les codes de cette passion.
C’est au Pitti Uomo que j’ai eu la chance de rencontrer la plupart de ces figures féminines ; quid, alors, de la représentation des femmes lors de cet événement qui prend, chaque année, le pouls du monde sartorial ? Pour Dennise, il reste encore du chemin à parcourir : “Le Pitti pourrait présenter davantage de femmes, pour diversifier les voix qui s’y expriment. Je sais que l’événement a pour nom “Pitti Uomo”, mais je pense qu’il concerne toutes ces femmes, qu’elles soient artisans, directrices de marques, ou travaillent dans l’industrie du vêtement masculin”. Une place à prendre, donc, mais que certaines n’hésitent pas à revendiquer, souvent le plus élégamment du monde. Les tenues, toutes aussi variées que celles de leurs homologues masculins, proposent un éventail varié. Robes, bien sûr, mais aussi pantalons de tailleur, jusqu’au costume.
Un autre mode d’apparition des femmes au Pitti est la coordination vestimentaire en couple, par la coupe, la couleur ou l’accessoirisation :
La femme sartorialiste interroge, fascine, et entraîne bien souvent l’admiration - art de l’exception oblige ! “Les gens sont très sympathiques, mais surtout très curieux…” souligne encore Laetitia. “Au Pitti Uomo, notamment, il y a une curiosité du vêtement, tout le monde se regarde”.
S’il est une chose que je retiens, à l’instant de conclure ces quelques lignes, c’est l’inventivité, la curiosité, et le talent de ces femmes, qui prennent leur place dans un monde sartorial en pleine métamorphose. Pour avancer dans cet univers, un seul mot d’ordre : l’audace. Le sartorialisme féminin ne peut se faire sans cette qualité essentielle, comme le rappelle Dennise : “Ne mettez pas trop de limites à ce que vous portez : comprenez plutôt ce qu’“élégant” veut dire, et essayez de rechercher toujours cette élégance, que ce soit - pour une femme -, en portant une robe, ou un costume”.
Texte d'Agathe Vieillard-Baron
Couverture : @the_angelique_noire par Jean Daniel Lorieux
