De l'usage abusif du terme « élégance »

Léon LUCHART
19/1/2025
De l'usage abusif du terme « élégance »

Chers lecteurs,

Je ne vous apprends sans doute rien, le mot "élégance" s'est imposé sur les réseaux sociaux pour désigner les contenus associés au vêtement et à l'art de vivre. D’ailleurs, vous aurez noté que depuis ses débuts, Parisian Gentleman a pour sous-titre "élégance masculine". Et ce que je concède volontiers à ce terme, c’est qu’il est utile quand on entend partager une réflexion globale sur la manière de conjuguer beauté extérieure et beauté intérieure. Mais les réseaux sociaux poussent malheureusement les concepts à se simplifier, et on voit aujourd'hui de l'élégance un peu partout - en oubliant un peu de quoi on parle vraiment.

J'aimerais revenir là-dessus.  

Je trouve légitime de parler par exemple d'"élégants" et d'"élégantes". Au XIXe siècle, quand on parlait des élégants parisiens, on faisait référence à des invidivus qui jouaient volontairement avec les frontières de l’extravagance. Nous savons tous qu'il y a une part de jeu (de jeunesse aussi), d'amusement, de défi dans la recherche active d’une silhouette soignée. Le danger apparaît quand on oublie cette distance un peu amusée et qu'on épouse le sujet avec gravité, pédantisme, et condescendance. Bref, le risque est de prendre l'élégance trop au sérieux. De se prendre trop au sérieux. Il me paraît important d'éviter de parler à tort et à travers de l"'Elégance" ou de la recherche "du Beau". Il n'y a rien de plus vague et flou que cela. L'élégance, déjà, n'est pas une discipline. Elle ne se pratique pas. Elle ne s'étudie pas - en tout cas pas au sens strict. Le concept est infiniment plus riche, mais aussi moins concret que cela. Si l'on s'entend pour dire que certaines attitudes favorisent l'élégance, elles ne composent en rien une science exacte, qui se suffirait à elle-même. L'élégance relève avant tout du champ de l'impression. Elle est ce qui nous frappe, ce qui nous happe.

On ne se décrète pas élégant soi-même. Il reviendra toujours aux autres de nous accorder cette qualité – ou de nous la refuser. La clamer, c’est la manquer. Tout bonnement. Ainsi, entendre certaines personnes affirmer avec éclat qu'elles sont passionnées par l'"élégance" m'est toujours étrange : pourquoi considérer comme une activité, un hobby, une passion ou même un sujet disciplinaire ce qui est, encore une fois, un trait de caractère ? Peut-on vraiment dire qu'on "s'intéresse à l'élégance" comme on dirait qu'on s'intéresse au tennis ? Diriez-vous que vous êtes passionné par la gentillesse ? Nous pouvons essayer de rendre notre quotidien plus beau. Nous pouvons essayer de nous comporter avec davantage de courtoisie. Nous pouvons montrer un peu plus de patience dans ce monde qui va si vite. Nous pouvons passer des vêtements sophistiqués dans l’espoir d’y trouver du plaisir, tout en apportant un peu de joie à notre entourage. Nous pouvons faire tout cela. Et nous pouvons attendre avant d’être sacré élégant. Attendre longtemps. Que serait l’élégance si elle se résumait à une connaissance des usages vestimentaires ? A un art de l’association des couleurs ?

Le Trésor de la Langue Francaise donne comme première définition du terme : "qualité qui se caractérise par une grâce faite d'harmonie, de légèreté et d'aisance dans la forme et les lignes, dans la disposition et les proportions des parties, dans le mouvement". Je crois précisément que l'essence du concept d'élégance se trouve quelque part entre la fluidité, la souplesse, la netteté et l’à-propos. L’élégance c’est - peut-être plus que toute autre chose - l’adéquation entre un moment et un geste. Une adéquation source de surprise, car jamais vue, et qui advient, inédite, dans l'instant. Car une élégance copiée-collée, dupliquée à l’identique de situation en situation, cache au mieux une maladresse, au pire une imposture. La quintessence de l’élégance est sans doute à chercher dans l’expression légère et souple d’un désintéressement. Pour le dire en deux mots : l’élégance est une contingence. La contingence d’une action ou d’une parole, qui, au moment où elle advient, devient a posteriori la meilleure chose qui était à faire ou à dire – sans qu’elle ait pu être anticipée. L’élégance naît dans l’inattendue beauté de l’instant : si elle est écrite à l’avance, elle n’est que protocole. Or l’écosystème sartorial sur Instagram a oublié ce qu’est une contingence. Il a fait de l’élégance un objet délimité, réifié, ultra-déterminé et référentialisé. Nous avons ainsi des milliers d’exemples de situations, d’individus prétendument élégants qui nous expliquent comment les copier à coups de codes promo et de principes idéologiques indigents. Ne confondons pas tout. Ne serait-ce que parce qu'élégance devrait rimer d’abord avec exigence. L’exigence de l’auto-critique. L’exigence de la remise en question. L’exigence comme envie sincère de s’améliorer pour devenir quelqu’un de meilleur.

L’élégance ne se contentera pas d’un peu de vernis social, ni de pétitions de principes vaguement philosophiques. L’élégance est sans modèle a priori, sans attente préalable légitime. Elle doit être un surgissement gratuit et désintéressé, ou n’être rien.

Illustration : Georges Goursat, BNF