Pour certains, « denim » et « sartorial » forment un oxymore ; et pour cause, les imaginaires auxquels l’un ou l’autre renvoient semblent par trop irréconciliables. Et pourtant, il faut bien le constater : cet accord audacieux, lorsqu’il est réussi, témoigne d’une virtuosité de style comme de goût.
Cette toile, dont les origines remontent au XVIème siècle, témoigne d’une histoire textile passionnante, issue de l’alliance du « blu di Genoa » (« Bleu de Gênes », qui donnera, par déformation, le terme « blue jeans ») et d'un tissage très particulier. Ce dernier, particulièrement serré, est réalisé à partir d’une chaîne teinte en bleu et d’une trame de couleur claire (écrue ou blanche), et tire son nom de la contraction « de Nîmes », et plus précisément, du « sergé de Nîmes ».
C’est à la fin du XIXème siècle, et notamment pour les chercheurs d’or en quête de vêtements résistants, que l’entreprise Levi Strauss & Co donne naissance au jean à rivet, encore populaire de nos jours. Après la Seconde Guerre Mondiale, le jean denim devient le symbole d’une génération anti-conformiste, qui rejette le costume classique au profit d’une tenue plus décontractée ; il est même interdit dans certains lieux publics, avant de revenir sur le devant de la scène comme objet de mode, notamment via les mouvements punk et rock, puis de devenir le produit de consommation courant que nous connaissons.
Une histoire qui n’est pas des plus sartoriales, je vous l’accorde ; mais ce ne serait pas la première fois que l’art tailleur relèverait le défi de faire sien une étoffe ou un accessoire a priori surprenants. Le denim se ménage, bien que timidement, une place certaine dans le vestiaire sartorial, malgré la rareté des pièces.
Mais il a de quoi convaincre, pourvu qu’on lui accorde une chance, à commencer par sa couleur, qu’il tire, à l’origine, de l’indigo. Celle-ci évolue en se décolorant avec le port et les lavages, affichant ainsi une usure que certains ont même fini par rechercher en tant que telle à partir des années 1980. Le tissu s’assouplit également, s’offrant le luxe d’un tombé différent.
Pour éviter ce que certains puristes considèrent comme un effet secondaire indésirable, il est possible de préférer le denim dit selvage ou selvedge, nettement plus résistant ; celui-ci est reconnaissable à son liseré, et nécessite, pour sa fabrication, une main d'œuvre qualifiée. Il constitue même la pièce maîtresse des ateliers de tissage japonais, qui se sont fait une spécialité de cette technique bien particulière depuis les années 1960.
Il semble ainsi que le denim ait, dans le sartorial, de beaux jours devant lui. Exemple de cette créativité à l'œuvre : l’entreprise Sartorial Ouvrier propose depuis quelques mois seulement, une offre où le denim - une étoffe selvedge tissée dans les règles de l’art - occupe une belle place. Pantalons gurkha à double pince et poches plaquées ou veste de blazer en selvedge, les idées ne manquent pas pour mettre à l’honneur ce tissu.
La genèse de cette collection ? Une volonté de concilier le sartorialisme et l’univers « workwear » ouvrier, comme l’explique Nicolas Brouillard, l’un des deux fondateurs de la marque : « Si on arrive à proposer un produit qui serait un hybride, à la fois entre le sartorial et l’ouvrier, et entre le très élégant et le décontracté, le pratique, cela crée une alchimie forcément intéressante. Et la meilleure matière pour le faire, c’est le denim. C’est robuste, ça se porte facilement, avec à peu près tout, et on ne craint pas de l’abîmer ».
Cette volonté de démocratisation de l’art sartorial use ainsi des avantages d’un tissu dans lequel on ose pleinement le mouvement, la torsion, jusqu’au travail manuel, tout en élaborant des coupes typiquement tailleur.
Mais le denim est aussi une pièce propice au jeu, au décalage ; c’est ce que souligne Louis Saint-Rose, co-fondateur de la marque, en retraçant les discussions à l’origine de leur projet. « On est assez rapidement tombés d’accord sur le fait que l’on voulait tous les deux une veste en denim, une pièce que l’on savait un peu sulfureuse, ou associée à un certain kitsch. On aimait l’idée de jouer avec cela ; et on s’est dit : Quitte à faire une première pièce, on va tenter quelque chose de très compliqué ».
Une stratégie audacieuse, qui permet à la marque de garantir « la seule veste de votre garde-robe qui se patinera avec le temps », sans perdre pour autant le moindre pouce de terrain du point de vue sartorial. Témoin cette audacieuse veste sur-mesure imaginée par Alex Cormac et réalisée par les ateliers de Sartorial Ouvrier.
Le denim n’est pas seulement une étoffe qui se fait, non sans panache, une place sur le terrain sartorial, mais il se prête habilement aussi au jeu du dépareillage ou du « twist ». Une veste en denim peut ainsi accompagner de manière virtuose une chemise de tailleur et une cravate.
Un pantalon en denim peut également s’accorder avec une tenue sartoriale plus classique.
Si ces pièces proposent de belles inspirations, elles constituent surtout une invitation à cette créativité qui fait tout le talent d’un œil élégant. Le denim ou le jean constituent des éléments de garde-robe qui, s’ils sont bien travaillés, permettent en effet de relever le style par une touche d’originalité, ou de risque. Une démarche qui n’est pas étrangère au projet de Sartorial Ouvrier : « On aime bien le contrepied, créer cet inattendu, cette surprise » confirme Nicolas. « Créer un petit peu de magie, dans l’esprit des gens. On apprécie ce parti-pris là : on n’aura jamais une approche tiède, et notre public non plus ».
Comme une sprezzatura aux reflets indigo …
Photo de couverture prise par @lecoquetfrançais