par Dr John Slamson
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Chester Dangerville s’était toujours efforcé de respecter les usages. On peut même dire qu’il allait au devant de contraintes que la politesse des années 2010 n’exigeait plus guère depuis au moins un demi-siècle.
Il portait ainsi un couvre-chef afin d’avoir le plaisir de se découvrir en croisant une dame. Lui seul connaissait les règles exigeant de retirer son chapeau ou de le garder selon qu’il s’agissait d’un lieu public ou privé, d’une salle d’attente ou d’un magasin. Concernant les gants, il se refusait absolument la coquetterie de les porter dans la poche-poitrine de son pardessus et les remisait toujours dans sa poche intérieure de peur de paraître dandy.
Il n’était en rien conservateur dans sa manière d’être et n’aurait jamais milité pour le port du chapeau melon ou l’interdiction de la couleur marron en milieu urbain. Il était seulement paniqué à l’idée qu’on puisse le prendre en flagrant délit de méconnaissance des bonnes manières. Pour cette raison, il s’instruisait des subtiles différences entre les façons de s’adresser à un préfet, un chanoine ou un colonel. Les occasions d’écrire à son député ou son évêque ne se présentaient que rarement mais ce savoir lui apportait un certain soulagement.
Il ne consommait jamais une omelette qu’en utilisant exclusivement sa fourchette. Ne dégustait jamais un poisson sans couteau à poisson, quand bien même il était seul chez lui face à une assiette ne contenant qu’un pâle résidu de pêche reconstitué, surgelé et pané.
Il tenait à ce que sa cravate vienne tutoyer la ceinture de son pantalon, que le petit pan soit légèrement plus court que le grand pan, bien passé dans la boucle qui permettait d’éviter ses errements folâtres.
Chester Dangerville s’appelait en réalité Jean-Luc Croquant. Il avait beau provenir d’une bonne famille bourgeoise qui comportait quelques glorieux ancêtres par alliance, il avait décidé de changer de nom afin d’affirmer son anglomanie et de suggérer une appartenance à la noblesse vaguement menaçante. Il trouvait qu’un patronyme retentissant était un bon moyen de faire impression avant même d’apparaître en personne.
Le problème, c’est que son exigence en matière d’interaction sociale et de tournure vestimentaire avait fini par gouverner l’essentiel de sa vie. Il n’aimait pas les vêtements mais était d’une intransigeance radicale pour les choisir. Depuis qu’il avait lu sur un blog de renom les différentes recommandations pour reconnaître une belle chemise, il avait pris sur lui de ne jamais descendre en-deçà de critères absolus. Il conservait tout de même le snobisme inversé de ne pas céder aux sirènes transalpines dont la décontraction pouvait passer pour du mauvais goût. Ce relâchement « latin », disait-il en adoptant un point de vue britannique pour ainsi dire edwardien, n’était pas convenable.
Son exigence ne s’arrêtait pas aux chemises ; il en était de même pour chaque pièce du vestiaire masculin qui n’était plus désormais pour lui qu’une longue liste de contraintes à appliquer. Il avait ainsi paramétré la largeur de ses revers de veste et de pantalon une bonne fois pour toute, choisi une gamme de cravate aux tendances ouvertement regimental. Le goût n’y faisait rien — il n’en avait pas — et il se contentait de strictes chemises blanches et de costumes bleus ou gris sans la moindre fantaisie.
Dans sa confiance aveugle envers un blog parisien où un élégant barbu affichait sa préférence pour les bretelles, il avait adopté cette technique dont la suspension permettait un tombé de pantalon impeccable. Il n’était pas certain de la chose mais, à tout le moins, cela lui paraissait-il être the thing to do.
Ce soir-là, invité à un cocktail dans un hôtel huppé, Chester Dangerville relut ses fiches sur les usages de la table (le pain toujours à gauche) et prépara sa tenue avec le soin requis. Costume bleu nuit, chemise blanche, cravate en soie bleu marine unie, pochette blanche pliée, richelieus noirs one cut. Sans aucune prétention à se distinguer, il se savait impeccable et c’était bien la seule chose qui comptât (jusqu’à la concordance surannée de ses subjonctifs imparfaits dont il usait par un irréfragable souci de cohérence et non d’ostentation grammaticale). « Pas de faux pas ! » aurait pu être sa devise.
Il passa la soirée en plaisante compagnie, buvant abondamment du champagne et divers crus de bonne renommée. Malgré la boisson, les conversations se déroulèrent sans anicroches. Chester n’était pas peu fier de cette invisible maîtrise des convenances qui remplaçait sans doute le plaisir de l’échange lui-même.
Tout se déroulait donc pour le mieux jusqu’au moment où il dut se rendre aux toilettes. Il était d’ordinaire d’une ponctualité intestinale qui lui faisait visiter les lieux d’aisance vers 8h34 le matin, mais ce soir-là, par un inexplicable dérèglement de son métabolisme, l’urgence s’imposa au cœur de ses mondanités. La disponibilité des lavabos ne posa pas de problème mais il fut soudain frappé par son ignorance des coutumes en vigueur dans cet endroit précis et fut instantanément rempli de doutes pratiques concernant les paramètres vestimentaires appropriés.
Étreint par l’angoisse, il se rendit compte qu’il n’avait jamais étudié les usages qui prévalaient en matière de mictions intimes. Il était à peu près sûr que le port du chapeau était proscrit et certain qu’un lavage des mains avant et après avoir réglé ces questions d’évacuations corporelles était le comportement hygiénique requis. Mais qu’en était-il du veston : fallait-il conserver le boutonnage intact ou bien était-on autorisé à s’en passer ? Fallait-il s’en débarrasser ? Le plier ou l’accrocher ? Quid de la cravate ? Son problème était redoublé par le port du gilet et des bretelles. De là lui vint une irritation psychologiquement insupportable : comment être élégant aux toilettes ? Il expédia son affaire le rouge aux joues et se promit de livrer une réflexion impitoyable à ce problème qu’il n’avait encore vu abordé dans aucun manuel de savoir-vivre.
Le lendemain matin, il se leva de bonne heure, taraudé par cette lancinante interrogation, et après s’être sobrement vêtu d’un impeccable costume gris trois pièces (avec bretelles boutonnées, évidemment), il se saisit de son ordinateur pour mettre un terme à son incertitude. Sous le sceau de l’anonymat, il décida de s’adresser à son blog de prédilection, connu pour résoudre toute sortes de questions sartoriales. N’y avait-il pas appris tout ce qu’il savait sur la longueur des manches de veston, le port du smoking ou les différents crans des revers ? Heureusement qu’on pouvait aujourd’hui se connecter pour trouver des gens partout dans le monde qui se posaient les mêmes questions que soi. Il rédigea ainsi la question : « Comment peut-on élégamment utiliser les commodités quand on porte des bretelles ? Existe-t-il une procédure qui fasse l’unanimité ? ».
Il fut passablement surpris de recevoir une réponse le traitant de crétin névropathe et de sartorialiste obsessionnel. Un brin déçu d’être ainsi pris à parti publiquement, il fut bien davantage choqué par le terrible vide qui s’ouvrait devant lui : en fait, personne n’avait la réponse. Il n’existait tout simplement pas d’orthodoxie à laquelle se soumettre en la matière. Il se retrouvait donc sans règle de bienséance à observer, seul face à ses bretelles et sa cuvette. Une telle liberté le fit frémir d’angoisse.
Titubant sous le choc de la révélation, il se demanda s’il devait renoncer aux bretelles ou renoncer à aller aux toilettes. Mais, comme il était homme de ressources, après avoir chancelé de désarroi, il entrevit soudain la lumière : il suffisait qu’il réfléchisse par lui-même à une solution pratique. Il pourrait découvrir un moyen de sublimer l’embarras des dégrafages culottiers. Il pourrait populariser son idée. La diffuser sur un blog. On appellerait cela la Méthode Chester Dangerville…
C’est donc avec un sourire supérieur et la certitude d’être voué à un destin qui l’inscrirait dans la geste légendaire du savoir-vivre qu’il envisagea son avenir proche.
Il était 8h28, il n’allait sûrement pas tarder à entrer dans l’histoire.