Comme en témoignent les nombreux articles sur les « règles » vestimentaires (voir notamment ICI), ou sur la nonchalance et la sprezzatura (voir ICI), les adeptes de la chose sartoriale se posent beaucoup de questions sur l’étiquette contemporaine. En particulier, la question du "formel" et du "casual" revient avec une insistance lancinante, comme si nous étions prisonniers de convenances et de comportements d’un autre temps que reflètent encore le vocabulaire.
Étant données la créativité et la liberté des icones sartoriales et de leurs disciples, il est difficile de considérer que l’on peut décrire comme "formelles" les tenues que l’ont voit au Pitti Uomo, par exemple. Et décrire ce défilé de bespoke bariolé comme "casual" ne serait pas moins un non-sens ! Alors de quoi parle-t-on ?
L’amateur sartorial contemporain est un amateur au sens noble du mot : il connaît les vêtements et a développé une certaine conscience stylistique. Il ne s’habille certainement pas en fonction des exigences obligatoires qui seraient celles de codes opposant formel et casual (dont « décontracté » est parfois un équivalent en français, mais cela ne se recoupe pas forcément). Les critères des connaisseurs d’aujourd’hui sont leurs propres goûts — qui sont tout sauf arbitraires et se fondent sur les pratiques vestimentaires qui ont évolué au cours du XXe siècle. Ils s’intéressent à l’artisanat, aux beaux objets et à l’élégance, reflétant dans leurs choix vestimentaires cette conscience esthétique.
Et pourtant, les passionnés d’élégance d’aujourd’hui ont beau avoir des goûts et des opinions bien arrêtés, ils restent souvent dans une forme d’obédience envers des normes qui conservent une certaine puissance prescriptive alors même que la société ne les impose plus.
Il est par exemple étrange de voir décrit un manteau en laine à la coupe droite ou croisée classique de couleur camel ou gris clair comme plus « sport » ou « casual » qu’un bleu marine ou un anthracite : un tel manteau est fondamentalement conçu pour la ville et le port du costume et il n’a absolument rien de casual. Malgré cette terminologie, il s’agit donc désormais plutôt de style (plus ou moins sévère, plus ou moins voyant) que d’usage social.
De même, si certains considèrent encore que le beige, le vert ou le marron sont des « couleurs pour le week-end », de telles considérations sont des héritages vénérables mais qui n’ont plus guère de pertinence contemporaine.Peut-on considérer aujourd’hui un motif Prince de Galles comme casual ? C’est historiquement vrai par rapport à un tissu uni, mais c’est aujourd’hui plutôt un symbole de raffinement et d’élégance et non de relâchement négligé ! Certes, un tissu uni paraîtra en général plus strict qu’un tissu à motif (… cela dépend quand même beaucoup de la couleur et de la matière : une veste non structurée en coton rose, toute unie qu’elle soit, sera plus « fantaisie » qu’un pinstripe anthracite !), mais la sévérité ou la sobriété d’une tenue sont sans rapport avec son acceptation sociale — tout dépend du contexte social en question.
La réalité c'est que les tendances et les pratiques sociales changent plus rapidement que la langue.
Depuis l’avènement du prêt-à-porter de masse et l’abandon des exigences de présentation de soi (je viens de croiser des gens avec des cheveux verts, le pantalon en bas des cuisses avec des bouts de métal dans le visage…), parler de costume ou de veste sport n’a plus le moindre sens puisque ces vêtements sont désormais forcément considérés comme « habillés ». Ce vocabulaire est celui d’une époque où l’on pouvait parler de « vêtements du dimanche », de « tenues de ville » et où une veste « sport » n’avait rien à voir avec un jogging.A l’inverse de la tendance généralisée du sportswear, l’élégance classique telle qu’elle est pratiquée dans les cercles sartoriaux avertis s’est récemment grandement rénovée et devient chaque jour plus audacieuse dans ses expérimentations. Le Pitti Uomo, par exemple, montre que l’élégance dite "classique" n’a plus rien à voir avec un formalisme étouffant ou terne. Le succès d’un concept comme celui de sprezzatura (véritable synonyme italien de casual) et la tendance à la « dandification » montrent de façon éclatante un rejet radical de toute attitude « formelle » dans les cercles les plus soucieux de la notion d’élégance.
Bref, nous ne savons plus guère ce que désigne les termes de tenue « formelle » et « casual ». ou, pour être plus précis, nous savons ce que cela signifie mais nous ne savons plus à quoi cela peut s’appliquer dans les tenues d’aujourd’hui…
Plus personne n’oblige les gens à porter des souliers noirs après dix-huit heures et, en règle générale, hormis dans certains milieux professionnels et certaines circonstances précises, on est de moins en moins tenu de porter un costume-cravate. Ultime inversion des valeurs, le costume-cravate est même perçu dans certains milieux négativement, comme symbole de conformisme et d’embourgeoisement — indépendamment de son élégance réelle (voir, à ce sujet l'article Etre élégant au bureau est-il vraiment mal vu ?).
L’opposition entre tenue « formelle » et "casual" n’a donc plus guère de sens de nos jours car notre apparence sociale n’est plus organisée autour de l’obligation d’une tenue particulière. Le terme « formel » implique l’adhésion à une forme. Il faudrait donc réserver ce terme aux cas où il existe vraiment un code vestimentaire à respecter (smoking, queue de pie, etc.).
A cet égard, il ne faut pas confondre deux types de règles : sociales et pragmatiques. Les règles sociales relèvent de la prescription. Elles dépendent des milieux sociaux et professionnels : telle profession prescriptive exigera le costume sombre, telle autre le jean-baskets… Ces règles ne concernent pas le style mais l’homogénéité de groupe, ses valeurs et son affichage social.
Les règles « pragmatiques », quant à elles, renvoient à des préférences esthétiques : ce sont tout simplement celles qui ont été formulées à partir des pratiques éprouvées par l’histoire (la proportion des motifs ou la combinaison des textures par exemple) et les nombreuses tentatives des uns et des autres. Les amateurs de raffinement sartorial savent que ces règles sont plutôt des principes assez lâches guidant les choix esthétiques et permettant d’aller à l’essentiel.
A mi-chemin, on pourrait donc dire que certaines règles sont des principes pragmatiques qui finissent par avoir quasiment une valeur d’obligation (comme le fait de ne pas porter une pochette du même tissu que sa cravate…).
Il est vrai que, pour décrire ces codes, le français tâtonne un peu dans ses choix lexicaux : « formel » est un anglicisme (le sens vestimentaire de ce mot n’est pas répertorié dans le Trésor de la Langue Française) ; "endimanché" est péjoratif ; "tiré à quatre épingles" ou "sur son 31" sont des formules hyperboliques et de registre familier ; "élégant" et "chic" sont appréciatifs… Bref, aucun terme ne se dégage vraiment de manière nette en français pour opposer formal et casual. Alors, en définitive, puisque ces termes n’ont plus vraiment de pertinence pour décrire les choix esthétiques et comportementaux des gentlemen, il faudra peut-être se tourner vers un autre vocabulaire.
Mais dans cette recherche même qui oppose, disons, d’une part le conservatisme classique un peu neutre (on pourra parler de style "business", "habillé", "strict", "sévère") et d’autre part, la recherche d’élégance personnelle (style "raffiné", "distingué"), il existe finalement un continuum qui ouvre aujourd’hui sur une nouvelle liberté.
Et quels que soient les mots qui les décrivent, de la rigueur à la fantaisie, du classicisme à la dandification, les réalités sartoriales contemporaines ne cessent d’être passionnantes — surtout si l’on s'affranchit d’oppositions et d’obligations qui n’ont plus lieu d’être.
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John Slamson Tumblr : Sartorial Delights