Le mois de novembre et la mémoire des défunts qu’il implique soulignent souvent, par contraste, la manière dont la mort est escamotée de notre quotidien. Cela n’a pas toujours été le cas dans notre société. Un des symptômes les plus nets de cette évolution : la progressive disparition du deuil, comme manière de se vêtir, mais aussi de vivre. Le costume de deuil ne se porte plus en tant que tel ; un costume noir - s’il n’est gris ou brun - fait aujourd’hui l’affaire.
Dans l’Empire romain, on se rase et on se vêt de gris lors du décès d’un proche. La tradition judaïque, elle, veut que l’on déchire ses vêtements, et que l’on s’habille d’un saq, large vêtement de jute sans ceinture. La mort dans l’Antiquité semble être le lieu d’un renoncement à la forme sociale du corps : la souffrance comme le rappel d’une condition mortelle commune exigent une sorte de méditation, un retrait de la société.
Le vêtement de deuil est donc le signe extérieur d’une nécessité intérieure.
Au Moyen-Âge, c’est une étiquette élaborée qui préside au deuil : porter des capes noires pour les hommes, et revêtir la guimpe (voile qui enveloppe la tête, dissimule le visage et couvre le cou et les épaules) pour les veuves. L’habit, dans les deux cas, doit être plus couvrant qu’à l’accoutumée, et d’une couleur décente : noir, violet, ou écarlate. Si la première de ces teintes rejoue le drame de l’absence, la deuxième peut être comprise en regard de la symbolique chrétienne, qui en fait la couleur de la privation et de la pénitence (c’est notamment la couleur liturgique associée à la période de l’Avent ou du Carême). Quant à la troisième, elle peut être perçue comme une évocation du sang et de la violence de la mort.
Ces considérations, je le précise, sont valables en ce qui concerne l’Occident. L’importance du noir comme couleur de deuil peut ainsi être nuancée en regard d’autres sociétés : en Asie, par exemple, c’est souvent le blanc qui sert de symbole lors de la mort d’un proche. Au Japon, il n’est pas rare de voir cohabiter, lors de cérémonies funéraires, des tenues traditionnelles immaculées, et des costumes d’inspiration occidentale, plus sombres.
C’est vers 1500 que la teinte des vêtements en un noir profond est rendue possible par les progrès techniques. Le noir devient alors synonyme de luxe et d’élégance absolue, et est réservé aux souverains ainsi qu’aux aristocrates. La vie de cour en France, notamment aux XVIe et XVIIe siècles, entraîne une formalisation du costume, jusqu’à l’instauration d’une étiquette funéraire précise. Les femmes doivent, par exemple, sous le règne de Louis XIV, porter des robes montantes, sans dentelle.
On constate cependant une différence majeure entre les hommes et les femmes : les premiers ne portent le deuil que le jour des funérailles, les secondes assument un deuil bien plus long. Le corps et le costume de la femme cristallisent la douleur familiale et collective au sein du groupe social : s’il est une étiquette du deuil, elle est avant tout féminine. Le deuil dure six mois pour un parent, quatre mois et demi pour un grand-parent, et deux mois pour un frère ou une sœur. Les étoffes autorisées sont également codifiées: le crêpe, l’étamine, la laine, ou encore la popeline.
A l'occasion de la mort de Louis XV, le deuil du souverain coïncide avec les festivités du couronnement du nouveau roi, Louis XVI, et de son épouse, Marie-Antoinette. A cette occasion, les courtisans créent le “Deuil de cour” afin d’unifier ces deux contraintes : porter le deuil devient l'occasion d’une élégance raffinée, loin des rigueurs anciennes. Les coiffures et les tenues sont de nouveaux canevas pour des créations aux noms évocateurs, tels “la grande pleureuse”.
Au XVIIIe siècle, les vêtements de deuil demeurent coûteux : la tradition veut que ce soient les légataires du défunt qui paient à sa veuve de quoi se vêtir décemment - qui “achètent son deuil”. L’élégance des endeuillées devient une disposition testamentaire, au même titre que l’office religieux ou que l’inhumation du mort.
Le deuil est avant tout question de signe, comme le rappelle l’article correspondant, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : “espèce particulière d'habit pour marquer la tristesse qu'on a dans des occasions fâcheuses, surtout dans des funérailles”.
De l’autre côté de la Manche, c’est l'époque victorienne qui fait du deuil une catégorie à part entière du vestiaire quotidien. La reine Victoria elle-même porte pendant près de quarante ans le deuil de son époux le prince Albert, et impose des règles strictes concernant les accessoires et étoffes convenant au deuil.
Le noir est de mise, de même que des tissus sans reflets ; les accessoires, tels que les bijoux, les perruques ou encore les boutons font l’ojet d’une réglementation rigoureuse.
On distingue, de plus, le “grand deuil”, ou “deuil profond”, correspondant à la première année de deuil, du “demi-deuil” de la deuxième année, jusqu’au “petit deuil” ou “deuil léger” des six derniers mois de la période de deuil. Le deuil s’invite dans les détails : les proches peuvent porter, pendant un certain temps, un brassard noir - dont la hauteur varie selon le lien de parenté avec le défunt -, tandis que les éléments quotidiens, tels la sonnette à l’entrée d’une demeure, signalent le décès par un crêpe sombre. La musique est souvent proscrite, de même que les fleurs ou les soirées festives.
Au cours du “grand deuil”, seuls des bijoux en bois noirci ou en jais sont tolérés. La veuve doit porter, six mois durant, un long voile noir. Le “demi-deuil” autorise le gris, le mauve, ou le violet, mais aussi les perles ou les bijoux en améthyste.
Précisons cependant que le veuvage d'une femme peut exiger le port du deuil pendant près de deux ans en province ; la capitale est moins rigoureuse dans ses usages : une veuve parisienne porte le plus souvent un deuil de six semaines seulement.
Le XXe siècle voit l’évolution de la conception du deuil, et l’effacement progressif de l’étiquette. Les pratiques sont laissées à l’appréciation de l’individu, placé au cœur de la conception du deuil : à lui, et lui seul, de vivre les différentes étapes, en les manifestant de manière plus ou moins évidente aux yeux de son entourage. Certaines personnes préfèrent, au noir, le blanc, évocateur d’une forme d’espérance qui coïncide notamment avec la foi chrétienne en la résurrection. L’union paradoxale de la mort et de la vie est ainsi évoquée dans les tenues immaculées qui apparaissent parfois lors d’obsèques. La reine Fabiola porte, par exemple, une robe blanche lors de la mort du roi Baudouin de Belgique, en août 1993.
Les deux guerres mondiales ne laissent guère le temps aux familles de pleurer leurs proches disparus ou tombés au combat. La dimension mondaine d’un deuil vécu comme signe aux yeux de la société disparaît et l’accélération du temps telle qu’elle se ressent dans nos sociétés ne nous laisse pas forcément l’occasion de “faire deuil” - le temps des larmes s’évapore désormais plus vite, et on attend de l’endeuillé un retour rapide à son existence quotidienne. Sans doute peut-on y percevoir un refus de plus en plus net de notre société de réserver une place à la mort. La rupture avec la vie est désormais affirmée avec de plus en plus de vigueur, les routes des vivants et des morts se séparant avec netteté sans laisser de véritable espace de rencontre entre les deux.
En 2014, une exposition au Met Institute à New York met le vêtement de deuil à l’honneur, et retrace l’histoire de ce revers souvent oublié de la vie élégante.
De nos jours, la palette de couleurs est plus étoffée que par le passé : le noir, toujours, mais aussi le bleu foncé, le gris, le violet sombre ou éventuellement le brun peuvent être portés. L’étiquette commune proscrit tacitement les tenues dévoilant les épaules, trop courtes ou trop moulantes. La sobriété est, le plus souvent, de mise.
Nous ne pouvions manquer de mentionner la marque Fratelli Mocchia di Coggiola, qui, avec sa collection Nero, a repris les codes de l’élégance endeuillée, et créé un univers sartorial à l’humour délicieusement grinçant. En plus des clips diffusés sur ses réseaux, que nous vous invitons à visionner, voici une petite sélection de nos pièces préférées, commentées par les créateurs :
Une histoire riche et complexe que celle du deuil, et de ses atours, à travers les époques. Gardons en tête que les obsèques sont avant tout histoire de respect, et de sobriété vestimentaire - nous risquerions, sinon, de nous laisser aller à ce travers décrit par le célèbre dandy Robert de Montesquiou :
“Un enterrement est une cérémonie au cours de laquelle chacun des invités juge indûment occupée par le mort une attention qu'il voudrait fixée sur lui.”
Illustration de couverture : affiche réalisée par Henri Bergé, pour l’ouverture d’un rayon de deuil aux Magasins réunis de Nancy, ca 1900 (Palais des ducs de Lorraine - musée lorrain, Nancy, fonds de la SHLML) ; CC BY-SA 4.0