Ce texte est, pour partie, un résumé des travaux de Michel Pastoureau (Noir, histoire d’une couleur, éditions du Seuil 2008). Ci dessus, John Vizzone, directeur artistique de Cifonelli, qui s’habille exclusivement en noir.
Le noir est bel et bien une couleur. Après l’exclusion du noir et du blanc suite à l’étude du spectre par Newton, il est à nouveau évident que, culturellement, le noir et le blanc sont des couleurs.
Mais comment appréhender le noir dans le cadre des modes vestimentaires au cours de l’histoire ? On ne trouve guère aujourd’hui d’amateur d’élégance classique dont les préférences sartoriales s’organisent autour du noir.
Au contraire, c’est une couleur qui fait plutôt figure aujourd’hui de repoussoir. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi et le smoking montre que le noir peut aussi trouver sa place dans le registre de l’élégance contemporaine.
Le symbolisme de la couleur noire paraît évident tant, aux travers des cultures et des âges, elle a été évocatrice de la mort. Pourtant, son histoire est plus riche et compliquée que cela.
Couleur de l’origine primordiale, de la nuit et de la terre fertile, le noir est aussi la couleur de ce qui est brûlé. Le noir de charbon restera d’ailleurs longtemps la source de cette couleur (à côté du noir de bitume, ou du noir de fumée). Parce qu’il est fortement associé au processus de calcination, le noir est associé dès l’antiquité et durant le Moyen-Age à la symbolique du travail (le blanc pour la prière, le rouge pour le combat). La Révolution Industrielle ne démentira pas cet aspect.
Les couleurs ne sont pas seulement des nuances spectrales : matité ou brillance ont été des variables tout aussi importantes pour les définir, surtout à une époque où les possibilités techniques de teinture étaient limitées.
Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler l’étymologie des termes de couleur. En latin, il y avait deux termes, pour le noir mat, ater (qui a donné « atroce ») et niger pour le noir brillant. Il en était de même pour le blanc mat, c’est-à-dire neutre, avec albus (qui a donné « album », au sens de pages vierges) à côté de candidus, blanc brillant et lumineux (ce qui donnera « chandelle », le fameux « candidat », à l’origine vêtu d’une toge blanche. En italien candeggiare signifie blanchir).
Plus intéressant encore : black, « bleu » et « blanc » partagent la même racine germanique ! En effet, en haut allemand, on oppose swarz (noir terne) et blach (noir lumineux) aux côtés de wiz (blanc mat) et blank (blanc lumineux). En moyen-anglais, la même opposition existe entre swart et blaek, wite et blank.
Tout cela remonte à une racine indo-européenne liée au feu. Or le feu est ambivalent : il est à la fois lumineux et possède un effet de noircissement. Cela explique que la racine *bhel ait à la fois produit une série « lumineuse » (blue, blank, blond, bleach, blaze, blemish, blind …) et une série « sombre » (black, et avec évolution du /b/ vers /f/ : « fulminer », « flagrant », « flambé », « flambeau »…).
Dans cet état de la langue, «le paramètre de la luminosité est plus important que celui de la coloration. Le lexique cherche d’abord à dire si la couleur est mate ou brillante, claire ou sombre, dense ou diluée, ensuite seulement à déterminer si elle s’inscrit dans la gamme des blancs, des noirs, des rouges, des verts (…). C’est là un fait de langue et de sensibilité d’une importance considérable. » (Pastoureau, Noir, pp. 37-38)
Passons sur la symbolique du noir dans la culture médiévale (le corbeau « divin, guerrier et omniscient »; l’héraldique et le sens de ses emblèmes; la symbolique de la chevalerie) et la théologie chrétienne (le diable, souvent rouge et noir, et le bestiaire qui lui est associé; les discussions médiévales sur la couleur comme émanation divine ou comme matière terrestre). Notons cependant que les moines favorisent le vêtement noir comme emblème de leur humilité, même s’il s’agit en réalité d’abord de sombre, du brun ou du gris, car une véritable teinture noire est très difficile à obtenir. Les moines de Cîteaux choisiront, quant à eux, le blanc, en une symbolique différente arborant une pureté qui put passer pour de la prétention.
Les teinturiers ont revendiqué un épisode de la vie de Jésus non présent dans les textes canoniques : son apprentissage encore enfant chez un teinturier de Tibériade où il aurait accompli des miracles après avoir malencontreusement mélangé les cuves de couleurs. Évocation de la Transfiguration, cette légende rappelle également à quel point les teinturiers avaient besoin de reconnaissance et de légitimité.
Métier réglementé à l’extrême, la teinte des étoffes est soumise à un cloisonnement spécialisé. Les teinturiers ne sont en effet autorisés qu’à traiter certaines couleurs : les teinturiers de bleu (guède) ne sont pas ceux de rouge (garance).
Pour le noir, les matières riches en oxyde de fer (écorces et racines de noyer, aulne, châtaignier) servent au mordançage des étoffes, c’est-à-dire à faire accrocher les couleurs. On utilise différentes techniques (la limaille de fer mélangée à du vinaigre, le charbon de bois, le mordançage préalable avec du bleu…), avec des effets plus ou moins heureux car les substances sont soit corrosives, soit ne tiennent pas durablement. L’utilisation de noix de galle est la seule façon d’obtenir un vrai noir profond.
A partir du XIVe siècle, le noir devient à la mode. Symbole d’intégrité et de dignité, couleur de la rigueur, de la vertu, du refus de toute ostentation, le noir devient la couleur de choix des hommes de pouvoir : juriste, magistrats, universitaires…
Le noir « devient le signe distinctif d’un statut particulier et d’une certaine morale civique » (p. 115).
Les couleurs bariolées sont incompatibles avec un tel statut. Les couleurs sont d’ailleurs souvent signes de ségrégation sociale, certaines étant réservées, selon les villes, aux prostituées, aux Juifs, aux jongleurs, aux musiciens, aux lépreux ou aux mendiants.
Signe de leur infériorité de caste dans des sociétés très rigidement hiérarchisées, les marchands fortunés se voient même parfois interdire les étoffes d’un rouge ou d’un bleu trop éclatant. Ils se tourneront alors vers le noir, signe de probité, et par leur demande permettront le développement de teintures dont la qualité ne cessera de s’améliorer.
Le souci moralisateur et de marqueur social converge avec les lois somptuaires visant à limiter les importations coûteuses, causes d’endettements importants et de hausse des prix. Le noir participe ainsi d’un ordre social où chaque couleur a sa place. Même les princes finiront par s’y mettre, à l’image de Philippe le Bon (1396-1467).
Le gris connaitra lui aussi, par contrecoup, une grande vogue tout au long du XVe siècle, doté de connotations de joie et d’espoir.
Le siècle des Lumières verra le triomphe de la couleur et l’éclipse du noir.
Il reviendra cependant en force dans le vestiaire masculin au XIXe. Le romantisme, avec la célébration de thèmes nocturnes, gothiques et fantastiques, contribuera à redonner du panache au noir au début du XIXe siècle. Mais c’est surtout la révolution industrielle qui verra l’avènement de l’acier et du charbon, du bitume et du pétrole.
Le paysage urbain se modifie, se charge de suie et de fumée. Le noir devient un véritable uniforme, la couleur obligatoire de la vie publique, de l’employé comme du dandy (à commencer par Brummell lui-même).
Musset s’en lamentera dès 1836 et Wilde se plaint en 1891 de ce « noir uniforme que l’on porte de nos jours, une couleur morne, terne et déprimante, dépourvue d’une quelconque beauté » (p. 199).
Le noir a été progressivement évincé de la vie sociale au bénéfice du bleu au début du XXe siècle. C’est au point que le noir est devenu un temps le symbole des marges : comme emblème anarchiste ou signe de ralliement des voyous en « blouson noir », il a signalé un décalage affiché envers les normes sociales.
De manière plus violente encore, la chemise noire fut aussi l’uniforme des milices fascistes et de la SS. Mais, comme le remarque Pastoureau, « le noir rebelle et transgressif s’est beaucoup atténué, sinon galvaudé » (p. 214).
Il note même que le costume gothique noir accompagné de piercings adolescents n’est plus guère remarquable : « Mieux vaut aujourd’hui pour un jeune rebelle se montrer en habits du dimanche ou en costume de premier communiant : il se distinguera davantage. Le noir vestimentaire n’a plus rien d’agressif ni de tabou ».
La prééminence grandissante du bleu a limité le noir à des usages très spécifiques, de plus en plus formels. L’influence du smoking et du queue-de-pie a contribué à établir le noir comme la couleur formelle par excellence et, notre époque contemporaine ayant en grande partie perdu l’usage de ces tenues de cérémonie, il semble en être restée l’idée que le noir est une couleur « chic ». Elle ne l’est, cependant, que dans le cadre d’un smoking.
Autrement, sa dimension cérémonielle la réserve justement à des fonctions bien précises : service (chauffeur, domestique, garde du corps) ou recueillement funèbre. Confondre les deux, c’est confondre l’élégance vestimentaire personnelle avec une tenue imposée et impersonnelle. C’est même risquer le faux-pas sartorial et laisser croire que l’on officie comme vigile ou majordome.
Depuis la fin du XXe siècle, le noir s’est banalisé dans le vêtement. Le sombre en général est dominant et le noir, comme dilué dans ces nuances ternes, semble avoir perdu une bonne part de sa puissance symbolique, hormis en de rares occasions. Les rues sont inondées d’un flot assez anonyme où dominent le noir et autres teintes sombres, notamment anthracite et marine. Dans l’élégance masculine, si l’anthracite perdure, le noir profond a perdu sa superbe et n’existe plus guère que comme appoint ou parement, notamment marié au gris clair.
L’histoire des couleurs nous rappelle malgré tout que rien n’est jamais définitif et qu’en dépit du poids symbolique de la culture, de lentes modifications finissent par avoir des effets souvent imprévisibles.
Il semble cependant qu’à l’heure actuelle, la tendance de l’élégance contemporaine chez les hommes soit plutôt, après des décennies de conservatisme chromatique, de redécouvrir les couleurs les plus vives, les contrastes et la richesse des nuances.
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