Vous portez de beaux souliers au glaçage impeccable, une cravate joliment nouée, une chemise au motif discret, un costume bien coupé — peut-être même s’agit-il d’un costume croisé ? — agrémenté d’une pochette parfaitement adaptée à la tenue. Et l’on vous dit « Qu’est-ce que tu fais dandy ! »…
Et pourtant, vous n’aviez pas à la main une canne à pommeau d’argent, ni des guêtres ou des gants blancs, non plus qu’une lavallière ou une pierre précieuse grosse comme un œuf de caille en guise d’épingle à cravate. Même si vous vous dispensez d’un Fedora ou d’un grand manteau, vous n’y échapperez pas : l’appellation « dandy » vous pend au nez.
Qui n’a pas entendu de remarques où l’admiration flirtait avec le reproche pour traiter l’effort vestimentaire comme une affectation de dandysme ? Cette confusion, qu’il est toujours délicat et compliqué de détricoter, est véritablement propre à notre époque. Et pour cause, elle provient d’une perte de mémoire et de repères historiques et sociaux.
Le costume-cravate, le couvre-chef et les souliers en cuir qui furent naguère la norme passent aujourd’hui pour des sommets de dandysme en un incroyable contresens sur la démarche consistant à s’habiller avec une certaine recherche.
Jules Barbey d’Aurevilly décrit Brummel en ces mots : « Seulement quelques minutes à l’entrée d’un bal ; il le parcourait d’un regard, le jugeait sans un mot, et disparaissait, appliquant le fameux principe du dandysme : ‘‘Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit d’effet, restez : si l’effet est produit, allez-vous-en’’ » (1845, Du dandysme et de George Brummel, Rivages Poche, p. 67).
Le dandy n’est pas seulement quelqu’un qui s’habille bien, ou mieux que les autres, c’est une figure sociale qui, avec « l’insolence du désintéressement », cherche à « produire la surprise en gardant l’impassibilité ». Impertinence, hauteur, arrogance… le dandy cultive par l’ironie ce qui serait autrement considéré comme des défauts afin d’en faire les outils de sa gloire. Parlant de Brummel, Barbey d’Aurévilly souligne que son œuvre, son art, « c’était sa vie même ». Ce que Charles Baudelaire exprime avec emphase : « Le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir » (Mon cœur mis à nu).
Le dandy cherche le décalage : il veut briller et se faire remarquer par sa façon de prendre à rebours les conventions. L’insouciance inconséquente s’accompagne pour le dandy d’une prééminence sociale et d’une certaine morgue : il n’y a pas de dandysme sans succès mondain et l’on ne peut être dandy sans spectateurs.
Le dandysme correspond à un moment historique précis dans un cadre social spécifique qui s’incarne dans quelques grandes figures de la littérature, de la peinture et du grand monde du XIXe siècle. Que pourrait-il rester de Brummel, Byron, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, du comte d’Orsay et de leurs épigones ?
Balzac, dans son Traité de la vie élégante (1830), voit dans la distinction vestimentaire une tentative de se différencier dans un monde non pas égalitaire mais de plus en plus égalitariste où n’existent plus les trois ordres, abolis par la Révolution. Le dandy tente ainsi d’établir une sorte d’aristocratie individuelle.
Pour Balzac, les prescriptions de la mode, de la distinction, des bonnes manières et du luxe sont le reflet de la mutation démocratique et d’un besoin de distinction ancré dans l’âme humaine :
« Mais les princes de la pensée, du pouvoir ou de l'industrie, qui forment cette caste agrandie, n'en éprouveront pas moins une invincible démangeaison de publier, comme les nobles d'autrefois, leur degré de puissance, et, aujourd'hui encore, l'homme social fatiguera son génie à trouver des distinctions. Ce sentiment est sans doute un besoin de l'âme, une espèce de soif ; car le sauvage même a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris, et se bat pour des verroteries. »
Comme nous avons échangé « une féodalité risible et déchue » pour « la triple aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent », c’est dans cette « mensongère égalité politique » que « l’oisif gouvernera toujours ses semblables ». Telle est la figure du dandy tout occupé à cette affectation d’oisiveté, à ciseler son apparence et ses manières comme marques de sa distinction et de son éminence personnelle.
Autant le snobisme constitue une tentative de se promouvoir en montrant que l’on appartient à une élite sociale, autant le dandysme part de cette appartenance indiscutée pour en mépriser les codes. Le snob est un suiveur, le dandy un « oseur » comme le dit Barbey d’Aurevilly.
Le moment historique du dandy est celui d’une transition entre le résidu de prestige des ors de la noblesse et la montée en puissance bourgeoise. Le dandy comme figure de l’oisiveté resplendissante y trouve sa place comme une sorte de modèle scandaleux. Il ne saurait plus y avoir aujourd’hui de dandysme que de pacotille, par une manière de singer une époque révolue depuis un bon siècle.
De ce point de vue-là, les Pitti Peacocks ne sont pas des dandys : le dandysme s’accompagne historiquement d’un positionnement social critique ou, au moins, d’indifférence aux valeurs environnantes. Tenter à tout prix de se faire remarquer par l’outrance, à des fins commerciales ou strictement narcissiques, est très largement en-dessous de la spontanéité iconoclaste de cette attitude.
Jouer au dandy est la négation du dandysme. C’est ce que rappelle Vladimir Jankélévitch quand il distingue avec finesse « l’aventureux qui a la vocation de l’aventure et l’aventurier qui en fait profession. Le second n’étant qu’un bourgeois qui triche en marge du jeu bourgeois » (L’aventure, l’ennui, le sérieux, 1963).
Le souci d’élégance n’a rien à voir avec le dandysme. Être bien habillé et tenter le paradoxe de se distinguer par la sobriété, de ressortir par la discrétion, constitue une tentative d’équilibre qui relève davantage du raffinement que du dandysme.
À cet égard, l’élégance est aux antipodes du dandysme : elle cherche l’harmonie et non le choc ; la proportion et non la discordance. Cela n’empêche pas la fantaisie, l’originalité, la personnalité. C’est même le propos de l’élégance : développer un style personnel qui ne se fonde pas sur une quête du scandale.
Par idéologie, notre époque postmoderniste s’est fait un devoir de rejeter toute convention : tout est désormais permis et il ne subsiste plus guère de convenances vestimentaires. Si l’on veut choquer, il ne reste plus que l’outrance, le mélange, la robe de soirée confectionnée en entrecôtes, le chapeau rose avec un smoking et des baskets, la capeline écossaise et la barbe de trente centimètres.
Autrement, avouons-le, ce n’est pas un couvre-chef, un costume trois pièce ou un petit bracelet qui feront de vous un dandy. Mais l’outrance, pratiquée par un quarteron de stars musico-télévisuelles et servilement imitées —s’est elle-même banalisée en devenant l’apanage de milieux qui signalent ainsi paradoxalement leur conformisme de troupeaux miniatures.
Là où dandysme et élégance se retrouvent, c’est peut-être dans une certaine méfiance envers le conformisme des codes et dans le développement d’une démarche personnelle. Rien à voir donc avec la quête d’orthodoxie frénétique qui anime de nombreux aficionados du vêtement qui, désireux d’affirmer leur singularité et chancelant face à l’absence de normes vestimentaires, croient retrouver ces normes dans les prescriptions des influencers contemporains ou dans les règles ayant eu cours dans un ordre social depuis longtemps disparu.