"Tout ce que l'imagination [...] peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riche en beautés d'architecture ; tout ce que l'on peut se représenter en draperies brillantes, en personnages qui, non seulement ont les habits, mais la physionomie, mais les gestes des pays où se passe l'action, je l'ai vu ce soir".
Stendhal décrivait ainsi sa découverte des soirées à l'opéra, où il s'était précipité en arrivant en Italie pour la première fois. Voilà ce que je lisais, dans le train - une manière comme une autre d'inaugurer la parenthèse de ces quelques jours. Et puis, on aime à se rêver dans les mots des autres, et s'imaginer sous le charme d’émotions intemporelles.
Il est difficile de ne pas se sentir au cœur de l'action, au premier soir du Pitti. L'architecture esquisse un décor singulier, les rues bruissent de monde, et quelques silhouettes captent votre regard. Je me rappelle avoir scruté les voyageurs qui se pressaient sur les quais de la gare, comme si je m'attendais à voir le Pitti venir à moi, alors que j'y mettais le pied pour la première fois. J'y pensais depuis des mois, mais rien ne vaut jamais les quelques pas qui nous séparent de l'arrivée, et d'un seuil : la forteresse.
Qu'on le veuille ou non, on est saisi ; et, que l'on connaisse ou non la cité florentine, on se prend à ressentir le trac. La ville oscille, sur le point de se mettre au diapason. Puis c'est l'entrée en scène.
Les images se mêlent et se confondent, les mots se font et se défont au fil des heures. "A Florence, il y a de belles livrées et de longues phrases"... Certes. Je leur préfère les instantanés - et pense ne pas être la seule, si j'en crois la multitude d'objectifs stratégiquement disposés. On se fait vite à la géographie des lieux : l'escalier, le surplomb, "the Wall"... Je reviens à ces quelques images fixes : un chapeau attrapé au vol, un col audacieusement long, des chaussures qui ne sont pas en reste, quelques duos bien assortis, des éclats lumineux - le lin est de sortie -, et la mêlée des matières, chatoyantes, brutes, ou éclatantes.
Et les couleurs, toujours...
"Quelle science du coloris dans la manière dont les habillements sont distribués ! J'ai vu les plus beaux tableaux de Paul Véronèse”. Je reprends un instant les mots de Stendhal ; car des mots, il en manque à celui qui se rend au Pitti pour la première fois. Les façades se déclinent en un camaïeu incandescent sous le soleil estival, et si vous êtes plutôt verre en terrasse que promenade sur les bords de l'Arno, vous verrez bien, dans les reflets ambrés de votre Negroni, ce que peut être un instant de contemplation volé à l'agitation des rues. A la galerie des Offices répond une autre, à ciel ouvert ; mais une galerie vive, et mouvante, qui n'attend pas le soleil pour faire éclore les plus beaux accords. Et quand ce dernier se fait trop lourd, donnez leur chance aux ruelles silencieuses. Une vitrine déploiera sous vos yeux des nuances à nouer, foulards, cravates, étoffes, et vous accrocherez à votre col un peu de lumière florentine.
Puis vient le soir, et avec lui, les discussions. L'ombre d'un palais florentin est propice aux confidences, on se laisse aller au délassement autant que l'on s'abandonne aux rumeurs des ruelles. "Il y a des manières pleines de naturel et une gaieté douce, surtout pas de gravité ", dirait encore Stendhal. Les silhouettes claires se mêlent aux black ties, depuis les jardins ombragés vers le kaléidoscope des cocktails dans les reflets du zinc. On prend la pose, mais en souriant : on connaît la chanson, on l'a fredonnée toute la journée, on s'y adonne le soir avec un peu moins de sérieux.
"Pas de gravité", jamais. On ne peut être grave, quand on est passionné. Je me rappelle avoir entendu plusieurs fois ces mots, quand les discussions se composent sur un coin de table. A l'apesanteur du soir répond celle du sartorialiste, qui sourit pour un bon mot, le pli d'un col, le tombé d'une étoffe ou le simple plaisir de se savoir au bon endroit. Délaisser la gravité pour mieux comprendre la passion ; Stendhal, toujours lui, le dira mieux que moi : "Ce qui est exactement raisonnable ne donne pas prise aux beaux-arts". Est-ce raisonnable d'aimer les reflets d'un revers, au point de souhaiter les voir sublimés par un ciel italien ?
L'avenir nous le dira - ou l'été prochain, peut-être...
Couverture par @raulvillanuevaa