Marielle Maçé est directrice de recherche au CNRS. Sa recherche a porté successivement sur le genre de l’essai, sur la mémoire littéraire, sur les conduites de lecture et l’expérience esthétique, et sur un renouveau de la pensée du « style », élargie du domaine de l’art à la qualification de la vie et de ses formes, et aux valeurs qui s'y affrontent.
En Octobre 2016, à la faveur de la parution de son livre "Styles" aux éditions Gallimard (dans la collection NRF Essais), elle a donné un interview fleuve au magazine les Inrocks.
Morceaux choisis.
Le mot “style” obsède notre époque. Il s’imprime dans toutes les pages des journaux et sur les panneaux publicitaires ; en quoi vous intéresse-t-il en tant que théoricienne de la littérature ?
Marielle Macé – Il m’intéresse justement pour tout ce qu’il peut désigner en dehors de la littérature, surtout lorsqu’il en vient à qualifier nos vies. Et il m’intéresse parce que c’est en effet un mot qui excite, qui séduit, qui “emporte”. J’ai voulu faire émerger l’idée que c’est surtout un mot du dissensus, un mot sur lequel nous ne sommes pas tous d’accord, parce que c’est un mot où se combattent des valeurs, et qui fait surgir des convictions sur ce à quoi l’on tient (les “styles de vie” dont on veut, ceux dont on ne veut pas, les gestes que l’on espère, ceux que l’on veut accuser, les rythmes qu’il faudrait et les rythmes que l’on combat, etc.).
Au commencement de ce travail, je pensais construire une sorte de manifeste pour une approche stylistique de l’existence, dans une mise en dialogue des études littéraires et du discours sur le social. Mais je me suis dit qu’il fallait chercher à être plus précis et plus combattif que cela : j’ai voulu manifester (après d’autres, comme Eric Bordas) la force de fétichisation de ce mot, et surtout la conflictualité qu’il porte, la façon que nous avons d’y engager nos idées très différentes de la vie.
Quand on parle de styles, ou de manières d’être, ou de rythmes de vie, on ne parle pas seulement de “formes”, on parle toujours des formes qui comptent, qui valent la peine, de formes de vie que l’on veut soutenir ou que l’on est prêt à combattre. C’est un terrain d’engagement, d’incertitudes, de débats. Le “comment” de la vie comme espace de désaccords et de côtoiements, voilà le sujet que j’ai fini par explorer.
Ne risquez-vous pas de déstabiliser des lecteurs qui pourraient s’attendre à trouver dans votre livre une sorte de guide du style ?
Ce n’est pas bien grave de décevoir les attentes, si l’on accepte d’en tenir compte, et de les déplacer en conscience ; ce ne serait pas grave, en tout cas, de décevoir une attente de cet ordre, qui serait l’attente de la prescription d’un “lifestyle” – comme si à cette question si grave et désarmante du “comment vivre” on pouvait répondre d’emblée : comme ça ! Mon envie était justement de me réemparer de ce mot pour le vider de son caractère monologique, injonctif, commercial : arracher ce mot au seul sens qui semble circuler aujourd’hui publiquement, et qui confisque en quelque sorte toute la question des “formes de la vie”, de toutes formes que peuvent prendre nos vies, et de tout ce que cela peut vouloir dire.
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Peut-on dire que le style, en tant que catégorie, est forcément indexé à la modernité ?
Le style comme phénomène existe depuis toujours sans doute, depuis qu’on s’adresse les uns aux autres (qu’on s’adresse des phrases, des images, des gestes) ; il n’y a pas d’origine datable de ce point de vue, en tout cas je ne serais pas capable de la dater. Mais c’est effectivement un mot “moderne” en ce sens qu’il a fallu attendre Flaubert et Balzac pour qu’il devienne le mot fétiche de la littérature, presque son nom propre. Et au même moment il est devenu l’un des mots importants de la compréhension et la description de la vie ordinaire. Un mot moderne, notamment parce que c’est un mot chargé, irrité, électrisant ; c’est ce qui se voit si bien chez Balzac, dans son Traité de la vie élégante entre autres : Balzac décrit un nouveau régime du sensible, avec une conscience très forte de la nervosité qui habite les sujets : une nervosité de la comparaison, une inquiétude de l’égalité.
Ce qui existait jusque-là, cela ne fait aucun doute, c’était la dimension esthétique de toute prise de forme de la vie. Mais ce qui est nouveau, avec les “modernes”, c’est que cette affaire de “(se) donner forme” devienne une conduite inquiète, paradoxale, incertaine, et souvent colérique, on y revient.
Alors qu’avec l’idée de l’honnête homme, ou la sprezzatura de Castiglione, on s’efforçait d’obéir à une règle intérieure, liée aux valeurs de la sincérité, fût-elle toute construite, et à un certain rapport à l’idéal, à la réalisation de l’humain en soi (“l’homme même” – pas l’individu – disait Buffon). Balzac ou Baudelaire ont compris que quelque chose avait changé dans le régime esthétique de la socialité moderne, ils ont figuré (et même aggravé, et éprouvé en eux-mêmes, avec férocité dans le cas de Baudelaire : Baudelaire était à la fois le gardien des cloisons du moi, et le pulvérisateur de ces cloisons du moi) ce tourniquet permanent, cette soif de “non-moi” et cette inquiétude d’être identique.
Mais peut-on donner une définition du style ?
J’en donne plutôt une description : une sorte de définition fonctionnelle, qui insiste sur plusieurs traits. Le style concerne “l’aspectualité” des choses, il en définit les traits caractérisants, les reliefs, les accents, qui permettent d’identifier un “individu” (une singularité), mais qui convergent aussi vers un sens qui excède cet individu : un style, c’est une singularité qui s’excède elle-même, devient une véritable idée, une proposition de sens, un genre d’être, un possible de la vie. C’est une singularité “en voie de généralisation”, comme l’a dit le stylisticien Laurent Jenny.
Mais ce qui m’a importé dans cette question du style, c’est aussi sa conflictualité, le fait qu’on ne soit pas d’accord sur sa définition, et qu’on n’ait pas à être d’accord sur ce qui importe dans la question du style ; car d’un point de vue pragmatique (je me suis appuyée ici sur le travail d’Eric Bordas), il importe surtout d’observer ce que fait ce mot, le genre d’acte de langage que l’on accomplit quand on dit qu’il y a là un style, ou du style : on ne décrit jamais seulement des qualités, on en fait un problème de valeur, de forme à priser ou à accuser, de goût et de dégoût, d’attirance ou de répulsion. Le mot style accomplit ce saut du “comment” (de la forme) à la valeur : ce à quoi on veut dire oui, ce à quoi on veut dire non. Mieux vaut en maîtriser les enjeux.
Vous caractérisez trois approches de la question du style : le style comme modalité, le style comme distinction, le style comme individuation. Commençons par le style comme “modalité” : comment faut-il le comprendre ?
Penser le style comme modalité, c’est observer la façon dont la vie s’énonce toujours en modes : il n’y a pas “la vie”, il n’y a que des formes de vie, il n’y a pas “l’être”, il n’y a que des manières d’être (Canguilhem parlait à cet égard des “allures de la vie”). Penser le style de cette façon, c’est s’intéresser à une variance qui est la vie même : la vie animale se décline en espèces ; la pratique humaine s’institue en techniques du corps, en modes relationnels, en régimes actionnels, en gestes ; les existants eux-mêmes se pluralisent en différents modes d’existence, comme le dit aujourd’hui Bruno Latour…
Le fait même de la vie est vu ici comme une mise en variation de ses formes. Voir le style comme modalité, c’est tenter de brosser ce tableau de la façon dont la vie varie en permanence sur elle-même. C’est par conséquent être sensible au fait que dans toute pratique, il y a différents possibles, qui sont tous intéressants, parce qu’ils ne sont pas interchangeables, mais qui sont également tous vulnérables, vite négligés, vite confondus, vite perdus. Je crois que ce regard modal constitue le cœur de l’intention ethnologique, qui étudie les variations de cultures, et, comme l’a si bien montré Lévi-Strauss, se retrouve souvent à documenter des pertes. Pour ceux qui sont engagés dans cette conception (Mauss, Canguilhem, Certeau, mais aussi bien Ponge…), la valeur est le pluriel en tant que tel ; ce qui fait valeur, ce qui est à protéger, c’est le pluriel de ces modes du vivre.
De Balzac à Bourdieu, le style comme distinction constitue le second mode.
Oui, et c’est là un tout autre regard sur les formes de la vie ; le style comme distinction, c’est le style “éperon” (c’était le mot de Derrida au sujet des styles de Nietzsche), ce moment où les prises de formes de la vie sont des mouvements de prise de distance violente, des gestes d’écarts, des questions de goûts et de dégoûts ; celui qui observe cela (comme Balzac, ou Baudelaire, ou Bourdieu) ne vise pas un tableau paisible de la vie variant sur ses propres formes, mais une observation des reliefs et des violences de différenciation qui existent si souvent dans la vie sociale. Avoir une forme, ici, c’est s’écarter – s’écarter d’autres formes, pour mieux signaler ses appartenances, ou ses désirs d’appartenance.
Le système de la mode est-il indexé à cette volonté de distinction ?
Oui, la mode est le phénomène distinctif par excellence, elle apparaît ainsi chez Bourdieu, et auparavant chez Simmel, l’un des premiers à avoir réfléchi au social en termes de formes, c’est-à-dire avec des instruments esthétiques. Goblot aussi, un penseur un peu moins connu, parlait du tourniquet ou du piège de la distinction, où l’on ne s’écarte qu’en appartenant ; c’est ce qui fonde la mode.
Mais “la distinction” est beaucoup plus vaste (Arjun Appadurai a étudié ainsi des mouvement de cet ordre dans le domaine des conflits ethniques ou culturels). La “distinction” est en fait le mot qui indique le rapport le plus nerveux aux désirs de formes, aux prises de forme de la vie ; être ici, c’est se différencier, se distinguer, s’écarter des autres et se rapprocher des siens. Bourdieu en a fait un concept incontournable du vocabulaire de la critique ; et c’est lui qui a fait du “style” un mauvais mot, le nom d’un souci de dominants.
Avec la distinction, la question du style n’est pas juste un phénomène à observer, c’est une violence à faire voir. Et Bourdieu débusque partout des mécanismes de distinction. L’analyse de la distinction est ce qui devrait encourager une rébellion contre la capacité désespérante des sujets de se tenir à la place où on les met, à la place où on les attend. Mais se rebeller, cela voudrait dire aussi se décoloniser soi-même, être en conflit avec ses propres élans. Or, si dans la sociologie de Bourdieu, la notion de distinction est l’outil critique par excellence, dans l’univers marchand elle est la plus efficace des injonctions, elle constitue le véritable programme moral de la publicité, un programme total : toi aussi, distingue-toi !
Le “style” devient ici un outil de marketing écrasant, précisément du fait qu’il est un mot de la valeur ; et cela est rendu possible parce que la publicité vend moins des produits que des styles de vie, des promesses de vie : elle construit un univers de valeurs autour d’un produit, et propose une vie à l’achat, qui règle, en quelque sorte, la question du “comment” ; car on en a besoin, d’images de styles de vie, on a besoin de se reposer du tourment du “comment”. Personne ne résiste à cela ; un objet est toujours aussi une promesse de bonheur.
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Que pensez-vous de la récupération de cette notion de “distinction” par les études marketing comme celles, en vogue dans les années 80-90, des “socio-styles” ?
J’y perçois le bâclage le plus évident de la question du “comment” : au lieu de prendre la mesure de la complexité des vies (ce qui est la mission commune des sciences sociales et de la littérature), on les classes en 12 ou 13 catégories, qui referment la question des styles de vie avant même qu’on l’ait posé. La mission du discours critique est précisément de se méfier de ce genre de bâclage, ou de confiscation. C’est un travail de pluralisation du mot qui est alors nécessaire, et c’est ce que j’ai tenté de faire, en accentuant des désaccords, des dissensus.
Le troisième mode est le style comme individuation. Que signifie-t-il ?
La question de l’individuation, c’est celle des singularités, dans ce qu’elles ont de disruptif, d’altérant. On n’y observe plus simplement un pluriel de modes d’être, mais une suite de guerres des styles (guerre à l’intérieur de chacun de nous, entre des lignes de vie différentes ; guerre à l’extérieur, au dehors, entre des formes de vie hostiles, ou concurrentes, qui ont pourtant à cohabiter). On entre là dans l’univers des philosophies de la différence : Deleuze, Foucault, dont héritent des anthropologues comme Eduardo Viveiros de Castro ou Arjun Appadurai.
Ce qui compte ici, c’est décidément la force de disruption des singularités, ce que Foucault appelait l’éclat de “la vie autre” ; il ne s’agit pas de montrer la manière dont on se distingue, mais de manifester combien l’on est en lutte sur les formes que l’on veut pour nos vies ; combien, en fait, la question du “comment vivre” est toujours l’ouverture d’un “vivre autrement”. Et c’est une dynamique qui est aujourd’hui très présente, très forte dans notre vie collective, cette réclamation d’autres manières de vivre.
La stylisation de l’existence, objet central de votre réflexion, ce n’est donc pas une esthétisation de soi, comme on l’entend communément. En quoi ?
Cela peut l’être, mais j’ai eu envie d’insister sur autre chose, de voir le monde bruisser de styles, de pensées, de possibles, plutôt que d’inviter chacun à trouver son style, ou à se donner du style. On doit distinguer la stylique de l’existence d’une esthétisation de soi, d’un embellissement de soi ; car la question des formes de vie dépasse de beaucoup le rapport à soi, et encore plus un rapport à soi qui serait pensé sous la seule valeur du “beau”. Je crois que la question du style n’a d’intérêt que si c’est une force d’interprétation du réel.
Evidemment que l’enjeu est aussi la forme de ma vie ; mais la forme de ma vie n’est pas seulement la façon dont je me montre, et même pas la forme de mon “moi”. Il y entre de tout autres dimensions : par exemple la forme de ma ville : est-elle capable d’accueillir, ou pas, quels bords institue-t-elle ? ou bien la façon que j’ai de me nourrir, au sens large d’un “vivre de”, et par conséquent la manière dont je suis prête ou pas à prendre la mesure des autres modes d’existence… La stylistique du vivre engage beaucoup plus que le rapport au moi, elle nomme des idées de vie.
C’est une éthique ?
Oui, une éthique, mais encore une fois pas seulement une éthique conçu comme le champ du rapport à soi, mais comme l’ouverture du débat, du combat, de l’incertitude. Mon maître mot dans ce livre, c’est la “critique”. La pierre que je souhaiterais apporter à la critique sociale, ou à la “théorie critique”, c’est ce registre-là d’attention, cette vigilance sur la façon dont on décrit les existences. La théorie critique, fondamentalement (chez Adorno par exemple, et c’est aujourd’hui rejoué par Rahel Jaeggi), c’est la critique des formes de vie.
En tant que spécialiste des formes, j’ai voulu entrer sur ce terrain en affûtant le sens de ces expressions (formes de vie, manières de faire, styles de vie, gestes, rythmes, éthos, etc.) et en faisant émerger des positions concurrentes, entre lesquelles il faut prendre son partie. J’ai essayé de montrer, encore une fois, à quel point l’on ne s’accorde pas sur ces mots : à quel point, par exemple, ce que tel penseur appelle un “geste” diffère de ce que tel autre veut et peut concevoir comme un geste, et comprendre quelle valeur humaine, politique ou éthique chacun défend du fait même du regard qu’il est prêt à porter sur ces usages du corps.
J’ai ainsi accentué la différence entre l’habitus chez Mauss et l’habitus chez Bourdieu ; car en décrivant le même ordre de choses, avec le même vocabulaire, ce sont des valeurs différentes qui sont soutenues par leurs opérations de qualification. Chez Mauss, l’intérêt pour les gestes engage la valeur de l’adresse, de l’apprentissage, de l’admiration, de la capacité (et donc aussi de l’incapacité) ; chez Bourdieu, qui sait tout cela aussi, c’est avant tout le stigmate, l’accent, le corps qui se trahit…
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L’homme sans style, comme Musil parle de l’homme sans qualité, existe-t-il ? Peut-on s’extraire de toute volonté d’affirmation de sa forme de vie ?
Bien sûr ; encore une fois, le style est à la fois un bon et un mauvais mot, dont il faut savoir se méfier. Les réflexions de David Le Breton sur le désir de disparition sont très éclairantes là-dessus. Il y a des vies “sans style” au sens où ces vies se retirent, ne se dressent pas comme cet éperon avançant vers les autres en affirmant : “regarde comment je suis”. Mais il n’y a pas de vies sans formes, sans “comment”. Nous sommes pétris de moments sans style, d’écroulements de nous-mêmes. Mais on existe aussi intensément dans ces retraits : on n’est pas un point d’exclamation permanent, tout mode d’être est fait de cet assemblage.
Si j’ai voulu pourtant conserver le mot “style”, notamment dans le titre, c’est qu’il reste irritant ; la “forme de vie” est une notion beaucoup plus pacifiée, beaucoup mieux acceptée ; dès qu’on parle en termes de forme de vie, c’est qu’on accorde à une forme du crédit, qu’on la traite en source de valeur. Alors que “style” est un mot à valeurs contraires, qui fait surgir les convictions.
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Styles, Critique de nos formes de vie aux Editions Gallimard par Marielle Macé, disponible ICI.