Gentlemen,
ainsi que nous l'avions déjà fait il y a quelques temps à la faveur d'un article fleuve intitulé «Super 100s, Super 120s, super 250s, comment s'y retrouver ?», nous avons aujourd'hui le plaisir de publier une nouvelle excellente contribution de notre ami Paul Grassart, tailleur à Paris, dont le site - PAUL GRASSART - est une mine d'informations très techniques pour les plus passionnés d'entre vous.
Ce nouvel article particulièrement érudit, et que nous publierons en deux parties, nous propose de décrypter, de mieux comprendre et donc de mieux maîtriser le cran dit "aigu" qui, s'il était réservé il y a encore peu de temps, aux seuls costumes croisés, est aujourd'hui proposé par de nombreuses maisons de prêt-à-porter sur des vestes droites.
par Paul Grassart
"Lorsque l’on pense à une veste croisée, on la visualise immédiatement avec ses revers à cran aigu. Cran que l’on retrouve aussi sur des vestes droites, à un ou deux boutons, généralement plus formelles que celles à cran droit.
Mais on songe rarement à l’immense étendue des variations possibles autour du thème du cran aigu. Le plus souvent, on laisse d’ailleurs le tailleur en décider à sa guise, surtout quand ce dernier est réputé pour son « style maison ».
Il me semble donc intéressant de se pencher davantage sur cette question.
Pour commencer, voici un cran aigu assez classique, sur le devant gauche d’une veste croisée :
Première variante : au lieu de prolonger le col jusqu’à frôler le revers, comme on le voit le plus souvent, on peut l’arrêter un peu avant, comme ici (cran aigu, col décollé) :
C’est un détail que l’on voit rarement, mais qui reste très classique, et tout à fait dans la tradition tailleur. C’est d’ailleurs un « signe » de bonne facture. Je m’explique : lorsque l’on réalise le cran précédent, on attache le col et le revers à l’aide d’une petite bride, ou encore d’un petit point de chausson, pour éviter qu’ils ne s’écartent avec les mouvements. Cette petite bride « tenant » le revers, elle peut aussi servir à « rattraper » un revers mal entoilé, dont la pointe aurait tendance à décoller de la poitrine, ou encore qui roulerait mal et qui ne tiendrait pas naturellement sa place. Enfin, si l’on peut parler de « naturel » quand il s’agit de l’art du tailleur.
Lorsque le col et le revers sont décollés, impossible de les solidariser. Il faut donc que le seul travail d’entoilage maintienne les choses en place, et notamment cette pointe de revers si volatile. Cela nécessite non seulement que le revers soit entoilé (ce qui est bien entendu le cas en travail tailleur, mais aussi dans certaines fabrications industrielles dites « semi-entoilées »), mais aussi qu’un soin particulier soit porté à la réalisation dudit entoilage pour galber le revers et faire rouler la pointe afin qu’elle reste fermement appuyée à la poitrine.
Il faut aussi que le col soit parfaitement ajusté au revers : impossible de tricher pour tenter de dissimuler un col trop long ou trop court.
Plus qu’un simple effet de style, c’est donc aussi une difficulté technique qui viendra « signer » un travail soigné.
J’aime personnellement beaucoup ce style, par goût de la difficulté sans doute, et je trouve que s’il porte beau sur une veste ou un manteau croisé, il est parfaitement à sa place sur une veste droite, quelque part à mi-chemin entre le cran parisien et le cran aigu « classique ».
D’autres variations sont possibles. Second paramètre sur lequel jouer, l’angle du cran. La mode actuelle porte sur un cran formant un angle marqué, pour dessiner une pointe prononcée qui affine la ligne. Je pense cependant que ce style n’est pas forcément le plus approprié à toutes les silhouettes. Un homme grand et très mince (taille 44 ou 46, par exemple) n’a nul besoin qu’on lui affine encore la silhouette, mais au contraire qu’on lui élargisse la carrure, en marquant des horizontales. La veste croisée fera un pas dans cette direction, que l’on peut poursuivre en travaillant le cran vers l’horizontale (cran aigu, anglaise horizontale) :
C’est un style que j’associe mentalement à Gabin, mais j’en ai trouvé un autre exemple porté par Clark Gable :
On peut aussi combiner les deux paramètres, pour ouvrir le cran, le rapprochant encore un peu plus du cran parisien (anglaise presque horizontale, col décollé) :
Comme on le voit sur ce dernier dessin, il suffirait de basculer l’anglaise sous l’horizontale pour entrer dans la famille du cran parisien (dit aussi cran Necker, et dont l’exemple le plus proche de ce dessin serait sûrement le cran Smalto).
Reste un troisième paramètre : la « profondeur du cran ». Sur un cran aigu classique (ainsi d’ailleurs que sur un cran parisien « neutre »), le cran fait la moitié de la largeur du revers. Mais rien n’interdit de le modifier, par exemple en allongeant l’anglaise :
Avec ce premier exemple de dyssymétrie, on amplifie l’effet provoqué par le cran aigu. Sur un cran avec un angle marqué, comme ci-dessus, on voit que la silhouette s’affine, que les lignes sont tirées vers le haut.
A l’inverse, le cran peut être réduit, ce qui va refermer les lignes :
Cette fois-ci, au lieu d’agrandir la silhouette, l’effet est de donner de l’ampleur au buste, d’en renforcer la carrure. Un effet similaire à l’anglaise horizontale, alors que pourtant ce cran présente un angle marqué, et que le col en est même décollé !
Reste un paramètre que je n’ai pas illustré, mieux compris en général, et qui est fréquemment discuté entre le tailleur et son client : la hauteur du cran (« gorge heigth » en anglais). La mode actuelle est à un cran très haut placé, certains tailleurs italiens le remontant tellement que la pointe du cran dépasse presque la crête de l’épaule ! Une mode en réaction au style des années 80-90 (lancé par Armani dans American Gigolo), qui descendait tellement le cran qu’il arrivait au milieu de la poitrine…
L’effet visuel de la hauteur du cran est simple : monter le cran allonge la silhouette, le baisser l’élargit. Mais nous avons vu qu’en jouant sur la forme de ce cran, nous pouvons élargir une carrure tout en plaçant le cran assez haut pour ne pas dénoter parmi nos pairs.
Petite précision en guise d’apostille : les dessins ci-dessus sont tous réalisés sur le même corps de veste (je dessine à la main, mais j’ai utilisé un calque). Seule la forme du cran est modifiée, tout le reste est strictement identique, jusqu’à la largeur du revers. La preuve :
Paul Grassart, Octobre 2012.