Alexis est le fondateur, le propriétaire et le directeur artistique de la maison Caulaincourt, dont PG suit le travail avec attention depuis près de 10 ans. Le nom Caulaincourt est bien connu des passionnés de souliers : il annonce des produits au style affirmé, sans concession sur la technique bottière mais très audacieux en termes de lignes et de design. Il y a quelques semaines, vous pouviez retrouver Alexis Lafont dans un épisode de Sartorial Talks ; aujourd’hui, sur PG, nous allons tenter de définir la ligne artistique et philosophique qui guide Alexis dans son travail, en revenant sur un échange que j’ai eu avec lui.
Peu d’amateurs de beaux vêtements ou de beaux souliers se contenteraient d’aller dans un magasin mainstream pour y vivre une expérience impersonnelle. Ce qui fait la jubilation toute spéciale du monde sartorial, c’est cette possibilité de dépasser le simple acte d’achat et de vivre une vraie expérience humaine. Je ne vous parle pas ici d’avoir simplement une bonne expérience client ; je veux plutôt dire que, lorsque l’on est un vrai sartorialiste et que l’on se rend dans une maison dirigée par des passionnés, on vit souvent un excellent moment. Les interlocuteurs que l’on trouve sur place se plaisent à nous expliquer leur produit, à développer sa genèse si on le leur demande. Cet esprit chaleureux, c’est chez Caulaincourt que je l’ai le mieux ressenti. Alexis Lafont tient à transmettre sa passion, mais aussi des connaissances exactes. « On fait partie de ces maisons qui ont à cœur de ne pas raconter n'importe quoi sur le produit, à une époque où beaucoup de personnes s’autoproclament compétentes sur cet objet technique qu’est le soulier, et font de grands discours sur la qualité, le savoir-faire, l'artisanat ou la transmission, par exemple. »
Hugo Jacomet a en effet souvent eu l’occasion de vous en parler, mais dans ce monde sartorial dont l’offre se densifie depuis une dizaine d’années, on trouve de tout : du très bon comme du très mauvais. L’essentiel est déjà d’acquérir les outils qui permettent de faire le tri et de savoir ce que l’on achète. Mais être un consommateur éduqué ne suffit pas ; il faut aussi prendre le temps d’apprécier ce qui fait la valeur des objets : « A titre personnel, je me bats contre l’idée que l’intérêt d’une chaussure se résume par exemple à son seul rapport qualité-prix, bien que le nôtre soit conçu pour être excellent : quand j’avais des clients, il y a plusieurs années, qui se plaignaient du prix d’une Berluti, je maintenais paradoxalement – eu égard à ma position de concurrent - qu’on ne pouvait pas retirer la performance créative et esthétique de la valeur intrinsèque de l’objet chaussure. Fidèle à cette philosophie, ce que j’essaie pour ma part d’offrir à mes clients, ce sont des objets voués à être portés, donc fiables sur le plan technique, mais qui disent aussi quelque chose de singulier et de créatif. Cela, on ne peut pas vraiment l’exprimer si on résume tout à la question du rapport qualité-prix. »
Je trouve qu’il y a une vraie plus-value au fait d’accorder autant de place à la direction artistique au sein de l’univers Caulaincourt. C’est aussi un moyen très spécifique que la maison a à sa disposition pour se démarquer : une identité visuelle forte, des souliers racés et audacieux. Il n’y a qu’à poser son regard sur une paire de mocassins Gattaca pour s’en rendre compte.
C’est donc le paradigme du design qui domine, et Alexis ne cache pas son souci de tenir toujours cet équilibre entre la beauté novatrice et la fonctionnalité :
« La chaussure est un objet effroyablement complexe : elle doit avoir de la robustesse, elle doit être le support d’une esthétique, tout en apportant du confort. Le design qui consiste à faire uniquement du beau ou uniquement du disruptif sans vocation fonctionnelle, c'est un peu facile. Ou alors à ce moment-là, il faut être artiste au sens pur du terme, et faire des œuvres d’art, qui s’adressent seulement à l’intellect. Un soulier, on doit marcher avec, et en plus, on doit rendre son design intéressant. Pourquoi ? Parce que si on veut faire un soulier classique, il faut se dire qu’il existait déjà bien avant nous, et qu’il a été extrêmement bien fabriqué par des milliers d'artisans avant nous. L’objectif de ma maison n’est pas de reproduire tels quels des objets qui ont été maîtrisés et perfectionnés par le passé. Le travail du designer est mû par l’exigence d’innover et le défi qui se dresse devant lui : laisser une empreinte qui survive au passage du temps, apporter une contribution pérenne. »
On en vient assez naturellement à se dire que le plus difficile pour une maison naissante est donc d’établir son identité. Mais au fur et à mesure des années, modèle après modèle, on s’imagine que l’ADN de la marque est défini, et que le plus dur est derrière. Alexis n’a pas manqué l’occasion de démentir cette idée.
« Une maison de souliers est un organisme vivant : la créativité, la valeur ajoutée, il faut les maintenir dans le temps – parce que le temps avance et l'organisme doit évoluer avec lui. On ne peut pas rester figé sur un ou deux produits qui représentent 80% des ventes. C’est d’ailleurs complètement paradoxal, parce que dès le moment où une marque parvient à son objectif ultime, celui de créer un produit iconique, on peut presque déjà se dire que tout est fini, comme si le temps s'arrêtait sur ce produit ; on en devient prisonnier. Il faut tenir cette ligne de crête, toujours, et systématiquement garder le même niveau d'exigence pour arriver à faire un pas de plus sur cette ligne, et continuer à créer. »
C’est effectivement un tour de force, car la maison Caulaincourt parvient à proposer une immense diversité de produits et de gammes, tout en restant fidèle à elle-même. Un cas intéressant, à ce titre, est la production de séries limitées en collaboration avec d’autres marques, telles que les deux vestes réalisées avec la maison japonaise Kyoya. Caulaincourt n’est jamais où le public l’attend, mais réussit à nous convaincre par ses propositions esthétiques.
L’un des moyens trouvés par Alexis pour stimuler sa créativité, est de s’entourer d’objets et d’éléments architecturaux ou artistiques qui entrent en écho avec ses convictions esthétiques. Cette manière d’alimenter son inspiration se reflète dans ses tenues, mais aussi dans son travail de directeur artistique.
« On pourrait parler d’écosystème esthétique. Ce que je veux dire par là, c’est que pour le shooting qu’on a fait avec la Ferrari 512 TR, par exemple, tout n’était pas paramétré plusieurs heures voire journées avant, et ma tenue, je l’ai composée juste avant la séance. Ce qui fait que les éléments se répondent bien, sur la photo finale – le plus évident étant le blanc de la veste et de la voiture – c’est que je m’entoure dans mon travail d’objets dont les matières, les couleurs, les formes me plaisent et me ressemblent. De ce fait, quand je décide de les faire interagir, ils trouvent sans difficulté le moyen d’entrer en résonance. Par ailleurs, j’aime beaucoup la notion de contraste, qui va mettre en avant une ombre et donc un volume. Le contraste, c'est ce qui révèle une couleur, aussi. Le contraste, c'est ce qui fait ressortir une personnalité, un goût, un parti pris. Le contraste est un outil dont j'adore me servir, et sur cette photo, on peut observer un mélange de sartorialisme et de rupture. Il y a un côté nomade, notamment avec ce tote bag qui n’est pas du tout le type de sac qu’on pourrait s’attendre à voir. Je m’amuse beaucoup avec ce genre de projet, et je crois que c’est là que je peux apporter une valeur ajoutée, en fabriquant une image qui raconte quelque chose. En tant que directeur artistique, ma mission consiste à proposer un parti pris esthétique – une vision à laquelle les gens sont libres d’adhérer ou non. Cette proposition n’est pas faite pour être reproduite, on n'a évidemment pas besoin de posséder une Testarossa blanche pour porter mes souliers. Disons que c’est une sorte d'extrapolation un peu fantasmée, avec évidemment du second degré : il y a un côté Miami Vice qui est assez présent, et qui me plaît bien je dois dire, même s’il ne s’agit pas d’un reflet exact de mon quotidien. »
Je pense qu’il y a plusieurs manières de se rapporter au style sartorial. Certaines personnes – et je me range parmi elles – apprécient le confort d’un style raisonnablement classique : les variations, les twists que nous imposons à nos tenues sont relativement sages, et ne bousculeront jamais vraiment le cadre du costume traditionnel. A l’inverse, d’autres personnalités ont besoin de tester les limites du style sartorial: leur créativité se joue ainsi à la frontière d’autres styles et mélange sans cesse les inspirations. Quand la chose est maîtrisée, elle peut donner d’admirables résultats. Je suis en tout cas très admiratif de l’inventivité que déploient certaines figures du monde sartorial, sans qui je n’aurais jamais eu l’idée de faire telle association de couleurs, ou d’employer telle pièce pour compléter ma tenue. Cet élan créatif se retrouve particulièrement chez Alexis.
« Créer quelque chose de différent chaque jour, simplement avec des vêtements, est un besoin et un plaisir que j’ai au quotidien. Cela met également en musique la notion de goût, qui est un concept auquel j’accorde beaucoup d’importance. Je recherche la singularité, mais jamais au détriment du goût. Et c'est ce jeu avec les frontières qui me passionne. Nos clients apprécient qu’on leur fasse des propositions esthétiques, et ma volonté, c’est de leur fournir toute l’inspiration que je peux leur donner. Non pas de les inciter à porter exactement ce que je porte, ni dans le même contexte. Mais si, en regardant une photo, ils peuvent récupérer un détail, ou s’imprégner de l’esprit de la tenue, alors je suis heureux. Tout simplement parce que c'est réjouissant de pouvoir avoir ce rôle-là. Je passe beaucoup de temps avec mes clients, et tout le monde n’a pas forcément l’envie de consacrer du temps à chercher une tenue singulière, ou tout simplement réussie. Si on a un modeste rôle à jouer pour essayer de produire une inspiration, c'est déjà formidable : parce que nous, nous sommes là avant tout pour fournir un objet de plaisir qui s’incorpore à la vie réelle des gens au quotidien, en l’améliorant. »
Comme a pu le souligner à plusieurs reprises Hugo Jacomet dans les dernières vidéos de la chaîne Discussions Sartoriales, il nous faut sortir du système des « influenceurs ». Et je crois que la proposition d’Alexis va en ce sens. Il ne s’agira jamais de penser ou de réfléchir à la place d’autrui, encore moins d’inventer des tenues toutes faites, prêtes à l’emploi. Mais quand on dirige une maison bottière, ou qu’on représente des marques de vêtement, on a la possibilité de donner des idées esthétiques, et à titre très personnel, je suis heureux de cette émulation que permet Instagram dans le monde sartorial. Loin de vouloir être influencés, ce qui compte pour nous en tant que clients, c’est surtout de recevoir une proposition esthétique qui parle à notre sensibilité personnelle, et à laquelle nous restons libres de répondre ou non.
C’est le dernier grand point que je voulais aborder avec Alexis ; car ce terme bandit est au cœur de l’univers Caulaincourt mais conservait à mes yeux un certain mystère.
« Pourquoi le terme bandit ? Ce que l’on souhaite faire avec Caulaincourt, c’est proposer de belles et bonnes choses, sans jamais oublier que si on le fait, c'est parce qu’on reste des petits garçons, qui ont envie de jouer. C'est juste que nous ne jouons plus tout à fait à la même chose. Le bandit, pour moi, ce n’est ni un voyou, ni un criminel. Il appartient au monde de l’enfance. L'idée est de se remettre dans l'émotion d'un enfant qui va découvrir quelque chose de fantastique et qui se comporte un peu en mauvais garçon dans l’apprentissage de sa liberté – avec cette envie d’être là où on ne l’attend pas. »
L’invitation à être disruptif est partout aujourd’hui : dans le développement personnel, dans le marketing… et par conséquent elle n’a plus vraiment de sens nulle part. Être disruptif pour être disruptif n’a aucun intérêt, et décrédibilise considérablement la possibilité d’être innovant. La disruption est sûrement devenue un concept creux employé à tort et à travers. Or, avec le cas de figure de Caulaincourt, Alexis montre bien que la vraie disruption a un prix, et qu’on ne l’obtient pas en claquant des doigts :
« Une maison ne peut pas être disruptive si elle ne dispose pas d’une énorme crédibilité sur le produit qu’elle propose. Faire du disruptif avec un mauvais produit, ça n'a aucun intérêt. En revanche, faire un soulier qui est crédible en termes de matériaux, de fabrication, de main, et ensuite, lui conférer une dimension disruptive – quelle que soit l'échelle de la disruption – ça c’est un vrai défi. C'est très exigeant et même moteur de se dire qu'on veut être une maison disruptive. Quand j'ai créé Caulaincourt, je savais que je m’engageais sur un chemin de croix qui allait durer une dizaine voire une quinzaine d’années – le temps nécessaire pour être légitime sur mon marché, dans l’univers du soulier, avec un produit abouti sur le plan technique. Je savais que ça prendrait énormément de temps, mais c'était mon obsession numéro un. Ça m'a valu beaucoup de critiques, d'amis ou de gens qui me voulaient du bien mais qui m'ont demandé pourquoi je n’accélérais pas la cadence. Mais moi je voulais d'abord qu’on soit une maison légitime. Il y a donc eu un temps où on s’est comporté comme une maison « sage » qui savait rester à sa place ; et puis, quand le moment est venu, on s’est autorisé à extrapoler les frontières, comme lorsqu’on s’est lancé dans la sneaker. Et il était important que les choses se fassent dans cet ordre. En sortant cette paire emblématique, la « Bandit », qui est un mid, on affichait clairement notre objectif : la maison Caulaincourt ne voulait plus être sage et rester exclusivement là où le public était habitué à la voir. Et qu'une maison reconnue dans la chaussure habillée se mette à faire des sneakers, ça semblait un peu fou – même si avec le recul ça semble normal. Appeler ce modèle-là bandit, c'était une façon de dire aux gens « on en a parfaitement conscience, mais c'est justement parce qu'on en a conscience et parce qu'on le fait avec passion qu'on va vous proposer un produit incroyable ». Bandit, c’est ça. J'ai fait une proposition à ma clientèle, celle d’aller au-delà du soulier classique – sans supprimer cette offre ni baisser en gamme – et pour cela, j’avais besoin que l’on me fasse confiance. Le public nous a suivi, et moi, ça me donne une immense joie dans mon travail. Ça donne envie de continuer à créer ».
Crédit photo de couverture : Saul Aguilar