Le gentleman contemporain sait ce qu’il veut. Ou du moins, il croit le savoir.
En tout cas, les marques lui proposent des catalogues où on le représente comme libre de ses choix et elles ne cessent de proclamer son unicité stylistique au fil d’un discours à la fois figé et changeant à chaque collection.
Sauf que le gentleman ne peut vraiment savoir ce qu’il veut qu’en le découvrant tout au long d’une trajectoire qui n’est pas rectiligne — et uniquement s’il arrive à passer entre les gouttes des prescriptions du marketing, de la mode et des pressions de son environnement.
Cette découverte ne peut être que progressive. La première étape est sans doute d’abord celle du goût pour l’habillement et le vêtement lui-même. Passées les coupables hésitations du débutant admirant les boutonnières contrastées et les lacets orange, l’amateur devenu sage comprend que même un détail peut être criard.
En quête de classicisme, il adopte alors la sobriété comme guide de conduite. Seulement, il a vite fait le tour du costume bleu ou gris. S’élevant des affres de la banalité à petits pas prudents, il tente alors la fantaisie… et, dans son audace intempestive, retombe dans les pièges d’une bigarrure napolitaine dont les motifs audacieux ne sont souvent que stridents.
Poursuivant son cheminement anagogique vers la félicité sartoriale, il atteint le palier de sagesse que seul l’expérience confère : la connaissance de la véritable qualité de l’art tailleur. Avec l’habitude, l’amateur sait alors ce qu’il faut regarder. L’œil acéré ausculte les proportions, repère le padding, la main teste l’entoilage, tripote la boutonnière de la veste. Et notre gentleman (c’est-à-dire nous tous) ne tolère plus rien qui ne réponde à des critères d’une exigence radicale : les revers, les boutonnières, la trépointe…
Mais ces détails deviennent rapidement arbitraires : à quoi sert une boutonnière fonctionnelle à part à avoir conscience de son existence ? Croit-on vraiment que l’on va faire ressemeler ses souliers grâce au montage goodyear ?
Et puis ces détails obscurcissent même le vêtement et l’on en oublie l’effet d’ensemble : « l’ennemi de l’équilibre, c’est le détail pour le détail : un revers plus large, un veston plus court, une épaule plus douce, un pantalon plus compliqué… Chaque détail se justifie selon son contexte, mais trop de détails, poussés trop loin, finissent par devenir parodiques. L’équilibre, c’est l’exécution impeccable du juste milieu. » remarquait récemment mon ami et contributeur de PG Alex Freeling.
Si Alexander parlait essentiellement de la conception du vêtement, cela n’est pas moins vrai pour la mise en place d’une tenue. Le passage en revue des détails peut alors devenir une quête absurde d’exceptionnel, approche mécanique et sans âme oublieuse des principes fondamentaux du bon goût.Il en est de même dans la musique.
Combien de fois a-t-on entendu d’excellents musiciens, donc les qualités étaient manifestes dans tous les domaines — richesse harmonique, assise rythmique, aisance technique… — pour se rendre compte qu’il manquait l’essentiel ? Car il ne suffit pas de cocher les cases des qualités objectivables : il faut que l’esprit soit là.
Sans céder au mysticisme de l’impalpable, on n’écoute pas de la musique simplement pour apprécier la vitesse d’exécution. Et l’on ne porte pas un beau vêtement pour se perdre en contemplation devant ses coutures réalisées à la main. On néglige trop souvent qu’il existe d’autres données qui ne se réduisent pas à des détails mémorisables : les proportions du vêtement (le fit), et l’aisance avec laquelle on le porte. Cela concerne l’adéquation du vêtement à un corps vivant.
De même que le feeling musical est ailleurs que dans la maîtrise technique (terrible paradoxe : la technique est nécessaire mais pas suffisante et dans certains cas, elle devient même nuisible !), l’élégance ne passe pas par la seule qualité des vêtements. Même le bon goût de leur assemblage ne suffit pas forcément à éviter la lourdeur, la raideur ou d’autres défauts qui vont de la timidité sartoriale à l’exubérance excessive.
Et quand on croit avoir la main sur le dosage des couleurs et des matières, des motifs et des contours, c’est pour se demander si l’on est vraiment à l’aise, si la tenue est appropriée et si, tout simplement, il n’aurait pas mieux valu être moins bien habillé…
Comme le rappelle le philosophe Emil Cioran, « Avoir du goût et ou du talent, c’est savoir biffer. L’accumulation de trouvailles est une accumulation de faiblesses. Il vaut mieux décevoir par laconisme que par profusion. » (Cahiers 1957-1972, p. 364)
Car l’élégance n’est pas l’accumulation de détails maîtrisés, mais leur oubli, au bénéfice de ce qui nous convient vraiment. « Connais-toi toi-même », en somme…