Alors que le charismatique directeur du Cinq (le restaurant étoilé du Four Seasons à Paris), Eric Beaumard sort en grande pompe (au sens propre, en ce qui le concerne) son livre « les vins de ma vie » aux éditions de la Martinière, j’entends encore maintes confusions quant à la définition du métier de sommelier.
De longs siècles durant, le terme sommelier semble avoir cristallisé, dans son domaine, la transition longue et progressive de la sémantique entre l’ancien régime et l’Etat moderne.
S’il s’applique aux cours royales et princières, cet officier de la cour est, la plupart du temps, chargé de mettre le couvert et de préparer le service. Il est sommelier des nappes, sommelier de panneterie, sommelier de fruiterie, mais aussi (et surtout) sommelier d’échansonnerie. Pour mémoire, l’échanson était, autrefois, la personne chargée de servir le vin et les boissons aux personnalités de haut rang (rois, princesse, seigneurs). Cette charge était d’ailleurs toujours confiée à la personne en qui le Roi ou les seigneurs avaient le plus confiance afin de les préserver des complots par empoisonnement, très fréquents à l’époque.
Gouter le vin faisait donc partie intégrante du métier de l’échanson, et pas uniquement pour en tester les qualités gustatives…
Il faut néanmoins attendre le milieu du XIXème pour que le nom désigne uniquement la personne responsable du service du vin et de la gestion de la cave d’un établissement, et pour que Paris mette enfin sur le devant de la scène, l’aristocratie de cette désormais profession à la faveur d’opulents dîners et de fastueuses réceptions.
Le fameux (!) dîner des trois Empereurs se tient le 7 Juin 1867 à Paris, pendant l’exposition universelle, dans le très célèbre Café Anglais, situé à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue de Marivaux : un illustre établissement qui ferma ses portes en 1913 et dont Stendhal disait : « Trois soupers par semaine au Café Anglais, et je suis au courant de ce qui se dit à Paris ».
Ce jour-là, c’est le plus grand chef de l’époque, Adolphe Dugléré, qui est aux manettes d’un menu aussi fantastique qu’extravagant, qui restera dans les annales et dont voici la composition :
Impératrice
Fontanges
Soufflé à la reine
Filets de sole à la vénitienne
Escalope de turbot au gratin
Selle de mouton purée bretonne
Poulet à la portugaise
Pâté chaud de cailles
Homard à la parisienne
Sorbets au Champagne
Canetons à la rouennaise
Ortolans sur canapés
Aubergines à l’espagnole
Asperges en branches
Cassolette princesse
Bombe glacée
Fruits
Le sommelier du célèbre dîner, Claudius Burdel, orchestrera quant à lui à cette occasion un moment mémorable de diplomatie française. Jugez plutôt :
Madère retour des Indes 1810
Xérès 1821
Châteaux d’Yquem 1847
Chambertin 1846
Château Margaux 1847
Château Latour 1847
Château Lafite 1848
Champagne Louis Roederer frappé
Mais qu’en est il aujourd’hui de cette profession encore largement méconnue et souvent éclipsée par une cuisine française de grand talent et omniprésente sur le devant de la scène ?
En tant que sommelier je me définis, à titre personnel, comme le trait d’union entre le savoir-faire du vigneron et le palais de mes clients (je parle ici de leur bouche, pas de leur demeure…). Malheureusement beaucoup de néophytes font encore la confusion entre un oenologue et un sommelier. L’OIV (Organisation Internationale de la Vigne et du Vin) a même récemment réalisé l’impérieuse nécessité de lever toute ambiguïté à ce sujet (cf la résolution OIV-ECO. 474-2014).
L’oenologue est donc un praticien de formation scientifique alors que nous, sommeliers, mettons notre expérience de dégustateurs professionnels au service d’une éducation du goût et des sens. C’est une mission passionnante, mais, à l’inverse de l’oenologue, intégralement subjective bien qu’elle demande, elle aussi, énormément de travail et d’humilité.
C’est de cette éducation du goût et des sens, et uniquement d’elle, dont nous reparlerons dans ces colonnes.