Honoré de Balzac déclare dans son Traité de la vie élégante en 1830 : «Le dandysme est une hérésie de la vie élégante». Opposé à «la vie élégante » qui « n’exclut ni la pensée ni la science », le dandysme est alors une affection seulement de la mode propre aux hommes sots.
Barbey d’Aurevilly lui réplique quinze ans après dans une brochure intitulée Du dandysme et de George Brummell : il déclare en prenant Brummell pour simple mais absolu dandy : « On a considéré Brummell comme un être purement physique, et il était au contraire intellectuel jusque dans le genre de beauté qu’il possédait. »
Quelle est donc la différence alors entre « la vie élégante » et « le dandysme » ?
De nos jours le mot « dandy » s’emploie dans un sens positif. Il est d'ailleurs aujourd'hui largement utilisé dans les médias (dont un magazine éponyme) et par les services marketing des entreprises du textile et du cuir pour qualifier l'élégance classique en opposition à la mode dominante dite "casual" (décontractée).
Pourtant l’emploi de ce terme dans la littérature française nous montre qu’il avait plutôt un sens négatif au début du XIXème siècle : comme l’indique le Petit Robert, c’est en 1817 que le premier dandy est mentionné dans la langue française. Il apparaît dans la version traduite de La France, écrit par Lady Morgan l’année précédente en anglais.
L'image du dandy est généralement très négative dans les années 1820 : c’est une personne vaniteuse et médiocre qui porte un intérêt particulier à l’habillement et ainsi se distingue de la règle en usage dans la haute société. Il n’a pas la capacité de surmonter définitivement la norme conformiste de la société (la bienveillance, la politesse etc.) à laquelle il appartient, mais il se joue de cette norme avec un air orgueilleux. Il a un mépris envers ses semblables, mais c’est pourtant paradoxalement leur regard qui assure son existence. Une des particularités du dandysme consiste en ce rapport avec les autres. S’il commet une impolitesse envers les autres, cela ne signifie pas qu’il ne connaît pas le savoir-vivre : il fait exprès ce qu’il ne faut pas faire. C’est une façon de se révolter contre la haute société, mais ce n’est pas une révolution, puisqu’il n’a aucune intention de la renverser car c’est justement cette société qui assure son existence parasite.
Les avis d'Alfred de Musset sont à cet égard intéressants. L’auteur de Lorenzaccio est l'un des auteurs les plus sévères et les plus sarcastiques sur le dandysme au début des années 1830. Dans ses Contes d’Espagne et d’Italie, il considère l’aspect physique de Brummell "monstrueux." Il continue en 1831 : « Qu’est-ce qu’un dandy anglais ? C’est un jeune homme qui a appris à se passer du monde entier : c’est un amateur de chiens, de chevaux, de coqs et de brandy. C’est un être qui n’en connaît qu’un seul, qui est lui-même. Il attend que l’âge lui permette de porter dans la société les idées d’égoïsme et de solitude qui s’amassent dans son coeur et le dessèchent durant sa jeunesse. Est-ce là que nous voulons en venir ?»
Son mépris pour l’homme oisif s’adoucira pourtant ultérieurement. Dans la préface des Deux maîtresses (1837), Musset avoue que la vie mondaine, comme "assister régulièrement à toutes les premières représentations, manger des fraises presque avant qu’il y en ait, prendre une prise de tabac rôti, savoir de quoi on parle et quand on doit rire, quelle est la dernière rumeur, parier sur n’importe quoi le plus d'argent possible et payer le lendemain en souriant » lui offre « le bonheur suprême. » John C. Prévost considère cette attitude comme du dandysme pur.
Mais l’oisivité et la dépense ne suffisent pas pour être un dandy. Il est évident, cependant, que les hommes français commencent à se prendre eux-même pour des hommes mondains, alors que la toilette masculine trop élégante est considérée comme un méprisable phénomène anglais jusqu’à la fin des années 1820.
En 1835, un article favorable au mot « dandysme » paraît enfin dans la revue La Mode ; « Le dandysme de bon ton n’exclut pas une certaine originalité de costume, surtout pour les promenades aux bois de Boulogne et les courses.» La même année, le mot « dandy » apparaît pour la première fois dans un dictionnaire français. Le Dictionnaire de l’Académie Française le définit : « Mot tiré de l’anglais par lequel on désigne, même en France, un fat épris de sa toilette, un homme d’une tournure affectée.»
Il faut attendre Du Dandysme de Barbey d’Aurevilly pour que le mot prenne un sens nouveau. L’auteur déclare : « le dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature faite de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement c’est cela aussi; mais c’est bien davantage. Le dandysme est toute une manière d’être, et l’on n’est pas un dandy que par le côté matériellement visible. » Selon Barbey, le dandysme n’est donc plus uniquement l’effet de la mode, mais une mentalité, un état d'esprit.
Citons encore l’avis de Chateaubriand pour préfigurer cette transformation du dandy : «Aujourd’hui (1846), écrit-il, le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la Reine Elisabeth, ou comme le disque radieux du soleil. Il signe la fière indépendance de son caractère en gardant son chapeau sur sa tête, en se roulant sur les sofas, en allongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui. (...)»
Dans l’histoire de France d'après la révolution, Balzac est l'un des premiers écrivains qui remarque l’importance du vêtement masculin comme représentation sociale.
Ce qui est capital, c’est que la publication du Traité de la vie élégante coincide avec le tournant de l’image de l’homme mondain en France : d’une part le mépris pour le phénomène d’anglomanie, d’autre part l’exigence de l’apparence (ou l’appartenance) de la nouvelle classe sociale dans la monarchie de juillet. Le Traité de la vie élégante est donc prioritairement adressé à cette nouvelle classe –– c’est-à-dire la bourgeoisie –– qui commence à dominer la société française.
A cette époque, il n’existe pas encore à Paris de distinction entre les quartiers populaires et bourgeois : toutes les conditions sociales au coeur de la capitale s’entassent pêle-mêle dans une masse hétérogène. Cette cohabitation sera interrompue par l’extension industrielle vers l’est et par le développement des quartiers populaires à l’époque des démolitions.
Dès lors une ville nouvelle s’étend tout autour du vieux Paris médiéval, délimitant rigoureusement chaque couche sociale. Les « étrangers » du Paris d’antan se catégorisent ainsi : les uns voulant s’intégrer dans les bons milieux avec la ferme conviction de se différencier des gens du peuple, à l’exemple des héros de Balzac (ex. Lucien de Rubempré dans Les illusions perdues). Les autres s’efforçant de se mêler à la foule, comme les présente Victor Hugo dans ses romans. Charles Baudelaire sera conscient de ces deux caractères sociaux. En tant que critique, il s’adressera aux bourgeois qui veulent s’anoblir (les Salons, notamment celui de 1846). En tant que poète, il décrira les étrangers mêlés à la foule parisienne (L’étranger, Les foules).
La différence sociale est également perceptible à travers l’apparence vestimentaire. Bien que le décret de la Convention (1793) ait déjà reconnu le principe démocratique de la liberté vestimentaire, le vêtement reste le repère prépondérant d’une classe sociale au début du XIXème siècle. Il est vrai que La Révolution a supprimé symboliquement l’image du noble en culotte. Mais l’habillement se manifeste toujours comme l’expression d’une classe. Dans un sens, les critiques véhémentes du dandy s’expliquent dans cette circonstance : le dandysme est non seulement une mode venue d’Angleterre qui a vaincu Napoléon, mais il est aussi l’image des aristocrates.
C’est à partir des années 1820 que l’industrie textile s’installe à Paris et ainsi la liberté vestimentaire devient réellement possible pour les petits bourgeois. Cela correspond au changement de l’image des hommes mondains. Désormais le goût évolue et se libéralise selon ces transformations sociales et la distinction vestimentaire sert de plus en plus la nouvelle classe sociale. Ainsi le goût pour le vêtement commence à se manifester dans le milieu bourgeois comme un signe d’appartenance. C’est dans ce contexte qu'Honoré de Balzac publie son traité de la vie élégante.
Balzac est d’ailleurs conscient de cette lutte sociale au niveau vestimentaire : alors qu’il définit la vie élégante comme "la perfection de la vie extérieure et matérielle ", celle-ci exige aussi « le sentiment ». La vie élégante, telle que la conçoit Balzac, n’est pas purement matérielle, mais c’est une pensée pour «se faire honneur de sa fortune».
Balzac classe la vie des hommes en trois catégories : la vie occupée, la vie d’artiste et la vie élégante. Au sens littéral, ce Traité serait un éloge de la troisième catégorie qui regroupe « le haut fonctionnaire, le prélat, le général, le grand propriétaire et les princes. »
Cependant ce texte n’est pas destiné uniquement aux aristocrates de naissance ou aux nobles, mais aussi aux parvenus : car la vie élégante surgit après que Napoléon soit devenu Empereur, et « aujourd’hui, les nobles de 1804 ou de l’an MCXX ne représentent plus rien ». C’est-à-dire que le titre de noblesse n’a plus beaucoup d’importance.
Ainsi, l’élégance n’est plus destinée uniquement aux nobles, mais elle est accessible à tout le monde. Ce traité est dans ce sens un manuel pour la nouvelle classe dominante, constituée par la bourgeoisie arriviste et par l’aristocratie bien consciente du pouvoir après la Révolution de 1830. Le but est de conquérir et de conserver leur éminent statut social, en affichant leur supériorité par une apparence élégante. Et c’est l’artiste, tel que Balzac, qui inspire ce nouveau mode de vie.
C’est pourquoi même si l’artiste est de deuxième catégorie, il est du côté de la vie élégante, des dominants de la société nouvelle. Ainsi, comme le remarque Annie Berq, Honoré de Balzac est l'un des artistes qui « représentent les romantiques de gauche déçus par 1830 mais ayant conclu un compromis avec la monarchie bourgeoise.» L’observation balzacienne de la société française est remarquable dans ce sens : « N’avons-nous pas en échange d’une féodalité risible et déchue, la triple aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent, qui, toute légitime qu’elle est, n’en jette pas moins sur la masse un poids immense, en lui imposant le patriciat de la banque, le ministérialisme et la balistique des journaux et de la tribune, marchepieds des gens de talents ? Ainsi, tout en consacrant, par son retour à la monarchie constitutionnelle, une mensongère égalité politique, la France n’a jamais que généralisé le mal : car nous sommes une démocratie de riches.»
Balzac insinue donc une critique de l’actualité politique en usant d'un ton caricatural et plaisant. Après la Révolution de 1830, même si l'on réclame l’égalité de tout le peuple français, « une révolution populaire est impossible aujourd’hui ».
Il ne s’agit donc pas d’entraver le changement de société, mais de trouver un moyen de mieux y réagir. L’important est de savoir comment se comporter dans cette « démocratie de riches » dont le but est « de substituer l’exploitation de l’homme par l’intelligence à l’exploitation de l’homme par l’homme.» Il n’est pas suffisant d’avoir un talent quelconque, mais il faut aussi connaître les stratégies pour se hisser plus haut ou conserver son statut social dans ce monde où tout est institutionnalisé par le pouvoir de l’argent.
Ce que signifie « le sentiment» chez Balzac, c’est donc une pensée figurée par l’apparence matérielle. L’élégance est considérée comme une arme politique, et non pas uniquement comme l’effet superflu de la mode. La classe bourgeoise montrera et affirmera sa puissance par ce truchement. C’est l'une des raisons pour laquelle la vie élégante est précisément différente du dandysme.
L’élégance que décrit Balzac doit être présente dans tous les aspects de la vie, c’est-à-dire qu’elle doit concerner non seulement le vêtement, mais aussi tous les éléments de la vie, de la maison, des meubles ou des accessoires. Balzac insiste aussi sur la simplicité et la propreté du vêtement. Il conseillait par exemple de porter des habits et des objets pas trop précieux, pour qu’ils puissent être réparés ou changés.
Cette élégance dont parle Balzac est donc de la mode : elle est non seulement rachetable, mais aussi renouvelable et évolutive. C’est le contre-exemple du dandysme qui porte toujours le même costume de la même manière.
Le dandy garde ses objets préférés toute sa vie (par exemple la collection des tabatières de Brummell), alors que la vie élégante n’a pas de fétichisme de ce genre. Le dandysme est autrement dit un mépris pour l’évolution fondée sur la « démocratie de riches ». En matière de mode, le dandysme est un anachronisme traditionnel tandis que « la vie élégante » est une évolution novatrice basée sur le capitalisme.
Nous avons dit tout à l’heure que la vie élégante est une pensée en faveur de l’ascension sociale. C’est pourquoi Balzac considère le dandysme comme une hérésie de la vie élégante. Non seulement le mot « dandy » est synonyme des Anglais s’intéressant à la mode jusqu’au début des années 1830, mais encore il diffère de la vie élégante, n’impliquant ni l’ambition politique ni l’envie d’appartenance à une classe.
Le dandysme ne contient donc aucune ardeur politique.
Faisons tout de même attention : ce manque de passion ne se traduit pas nécessairement en manque de conscience ou de pensée.
Prenons un exemple : LE dandy, George Brummell. Mais ce n’est pas le Brummell de Balzac. Le vrai Brummell a démissionné de son poste alors qu’il était « le plus jeune capitaine du plus magnifique régiment de l’armée », tout simplement pour rester à Londres. Etant bourgeois – fils du secrétaire du Premier Ministre britannique – il aurait dû se rendre à Manchester pour sa carrière militaire, et ainsi grimper l’échelle sociale.
Son biographe qualifie cette décision de « démarche folle ». Brummell n’avait cependant ni ambition ni calcul pour son avenir. Son métier – s’il en avait un – c’était l’oisiveté. C’est d’ailleurs lui qui était le vrai « homme oisif ». Alors que les autres hommes oisifs exemplaires de Balzac – les fonctionnaires, le prélat, le général, etc. – ont leurs professions ou occupations respectives Brummell, lui, n’était qu’un inoccupé.
Il eut cependant maintes occasions d’avoir une profession et ainsi d’être riche dans sa vie : possédant une silhouette parfaite, il aurait pu même gagner sa vie en tant que modèle pour un artiste. Il aurait aussi pu publier ses mémoires pour une somme d’argent considérable. Ou bien s’il avait vendu les lettres de ses amis célèbres tels que Byron ou le futur George IV, il aurait pu au moins régler ses dettes.
Mais malgré tout il ne voulait pas gagner sa vie. Même si ses fidèles amis lui ont offert un poste du consul de Caen en 1829, il en a démissionné peu après. Il ne voulait ni gagner sa vie, ni devoir quoi que ce soit à personne. Paralysé à partir de 1834, criblé de dettes, il fut mis en prison en 1835. Ruiné, dépassé, perdant la tête en 1837, Brummell n’a plus eu la possibilité financière de soutenir le train de vie de dandy. Il a payé sa dette à la nature, oublié dans un asile d'un pays étranger... Il restera fidèle à son unique métier jusqu’à la mort : le désoeuvrement.
Son refus de la production a un sens : l’indépendance vis à vis des autres. Il reste consciemment inactif. Il ne se permet pas de jouer un rôle qui ne lui appartient pas. Les uns jugeraient stupide cette impéritie en le considérant comme un cabotin. D’autres, comme Baudelaire, le considéraient au contraire comme héroïque.
Selon Balzac, « le dandysme est une hérésie de la vie élégante ». Bien que le dandy ne fasse rien comme l’homme de la vie élégante, il n’a pas non plus d’ambition ou de calcul pour son avenir. Il veut rester fidèle à lui-même. Il y a donc une différence de modalité de l’élégance : pour le dandy, l’élégance est déjà acquise avant qu’il ne monte l’échelle sociale (Barbey l’appelle « vocation »), alors que l’homme de la vie élégante l'apprend par une éducation.
Le dandy devient le dictateur justement et uniquement par son élégance innée, alors que l’homme de la vie élégante s’intéresse à la mode comme l'un des moyens pour arriver à la classe dominante et ainsi consolider son statut social. Le dandy veut se distinguer du milieu auquel il appartient, la vie élégante cherche une adhésion à la caste supérieure. L’élégance est une dépense pure pour le premier, elle est un investissement pour le second.
D’un certain point de vue, c’est un résultat de la différence de régimes entre deux sociétés qui engendrent ces termes : la Société anglaise du début du XIXème siècle est une monarchie absolue où l’accès à la noblesse est presque impossible, alors que la Société française vient d’adopter « la démocratie des riches », à laquelle les bourgeois nantis et les hommes ambitieux veulent et peuvent affirmer leur pouvoir par leur apparence.
La vie élégante est ainsi fondamentalement différente du dandysme.
En matière de sociabilité, Balzac partage encore les hommes élégants en trois catégories.
L’homme de la première catégorie possède « la grâce suffisante », il est un méthodique de l’élégance.
Celui de la deuxième catégorie possède quant à lui « la grâce essentielle », il est un calculateur de l’élégance.
Le troisième possède « la grâce divine et concomitante », il est aimable, délicat, naïf et naturel. Le pouvoir de ce troisième « est le grand but de la vie élégante », écrit-il. La vie élégante suprême n’est alors ni méthodique, ni calculatrice.
Balzac nous indique donc que la vraie élégance n’est finalement pas à apprendre, mais qu'elle est innée comme un titre de noblesse. Il y a ici une contradiction interne : car, comme dit Balzac, si « la vie élégante n’exclut ni la pensée ni la science, elle les consacre», elle serait donc toujours inévitablement calculée, alors que la grâce naturelle et naïve ne peut être acquise par l'apprentissage. Elle est quelque chose de spontané.
Ici, apparaît le défaut de ce Traité en tant que manuel, mais aussi son intérêt : cette contradiction implique que la vraie relation humaine dépasse la pensée calculatrice. La grâce suprême, « le pouvoir magnétique », est autrement dit une contrepartie de la hiérarchie sociale déjà établie, basée sur la richesse : on peut s’afficher élégant grâce au pouvoir économique, mais au fond la vraie élégance dépasse même ce calcul.
Barbey n’a pas moins de passion en matière de grâce : c’est d’ailleurs le point le plus divergent entre les deux auteurs. Barbey se moque de la grâce naturelle, même en parlant de la société anglaise : « Est-ce que la grâce simple, naïve, spontanée, serait un stimulant assez fort pour remuer ce monde épuisé de sensations et garrotté par des préjugés de toute sorte ? » D’ailleurs, le dandy lui aussi attire les hommes comme s’il avait une grâce, mais cette attirance est toujours artificielle et diabolique, et c'est là toute l’ironie. Elle empoisonne petit à petit son entourage et à la fin c’est lui-même qui meurt par son propre poison.
Mais justement ce pouvoir du mal était nécessaire pour le dandy. « Si sa grâce avait été plus sincère, écrit Barbey, elle n’aurait pas été si puissante; elle n’eût pas séduit et captivé une société sans naturel.» Autrement dit c’est grâce à cet artifice unique que le bourgeois Brummell (rappelons-le : il n’était pas noble) a réussi à régner sur la société des nobles, alors que l’arrivisme y était presque impossible. Ainsi sa "grâce", ou plutôt son ironie, était un reflet de la société.
C’est pourquoi l’auteur des Diaboliques insiste sur la « vocation » de Brummell et limite le phénomène du dandysme uniquement à l’Angleterre aristocratique et protestante.
Mon père était un domestique très respectable, mais qui avait su, lui, se tenir à sa place toute sa vie. George Brummell
Etre un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux. Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu.
Malgré le fort désaccord entre la vie élégante et le dandysme, l’image de Brummell plaît non seulement à Barbey mais aussi à Balzac. Balzac insère dans son Traité une conversation fictive avec Brummell, située à Boulogne. La possibilité de cette rencontre a d'ailleurs réellement existé. Brummell a en effet fait un court passage à Paris en septembre 1830, ayant été nommé consul de l’Angleterre à Caen l’année précédente.
Cette insertion de l’actualité dans son oeuvre montre l’habileté de chroniqueur de Balzac pour attirer l’attention des lecteurs. Mais ce qui est plus significatif, c’est que Brummell, « ex-dieu du dandysme », est l’arbitre de l’élégance même : si « la vie élégante » est le respect de la législation, c’est le dandy qui fait la loi. Le dandy impose la règle, et la vie élégante la suit. Mais le dandysme n’est-il pas précisément une « hérésie » pour Balzac ? Il est vrai d’ailleurs que Brummell est considéré comme l'arbitre des élégances de l’époque, mais n’était pas, pour autant, un théoricien dogmatique de la beauté.
Le dandy n’accepte la règle que pour mieux la renier.
De plus, son dandysme est, contrairement à la vie élégante, sans utilité en tant que code social. Il évite toute soumission aux lois. Citons Barbey : « (...) les dandys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles les plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition, et par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile qui n’est, en fin de compte, que l’audace de leur propre personnalité.»
L’image de Brummell projetée par Balzac n’est donc plus «dandy» dans ce sens-là. C’est pourquoi Brummell est pour Balzac un « ex-dieu du dandysme ». Tandis que Barbey essaie d’esquisser « l’esprit » de Brummell, Balzac décrit Brummell dénué du dandysme pour mieux concrétiser ses dogmes (« sentiments »). Ainsi les positions de Balzac vis à vis du dandysme sont-elles variées et souvent contradictoires.
Mais signalons que ce n’est pas seulement Balzac qui veut épargner à Brummell le fait d'être qualifié de dandy : Captain Jesse, le dernier ami et premier biographe de Brummell, évite justement d’utiliser le mot dandy pour son héros : « ce mot, écrit-il en 1844, appelle toutes sortes d’associations d’idées, qui ont pour dénominateur commun la vulgarité.» Le terme « dandy » a donc toujours un sens négatif pour cet anglais. Jesse nie naturellement l’extravagance de ce dandysme à l’époque : « (...) la seule caractéristique de la mise de Brummell était qu'elle était simple et de bon goût, ce qui va à l’encontre de l’opinion commune chez ceux qui ne l’ont pas rencontré (...)» Balzac et Jesse sont ainsi complices au point où ils rayent le nom de Brummell de la liste des dandys.
La révolution vestimentaire chez leur héros, c’est la soustraction des éléments superflus. Le principe de cette élégance repose donc sur la sobriété et sur l’accord. Mais s’il s’agit de simplicité et de bon goût, Barbey n’insiste-il pas lui aussi sur le sujet à maintes reprises ? Ces trois témoins essaient donc de sauver Brummell de l’image du dandy affublé d'un costume criard. La particularité de Barbey consiste en son affirmation sur le dandysme. Son dandysme n’est pas simplement l’apparence vestimentaire, c’est aussi, et peut-être surtout, une éthique.
Par la combinaison de l’esprit du dandysme et de Brummell, il donne un sens positif, subtil et historique à la vanité, considérée jusqu’alors comme un caractère vil et négligé. C’est pourquoi il commence Du dandysme par ces mots : « Les sentiments ont leur destinée. Il en est un contre lequel tout le monde est impitoyable : c’est la vanité. » Nous rappelons que « le sentiment » de Balzac sur l’apparence était un calcul.
Tandis que le Traité de la vie élégante est un manifeste positif pour la mode masculine, Du dandysme est un plaidoyer pour la frivolité.
Alors que Balzac essaye de transmettre l’utilité de la mode à travers l’image de Brummell, Barbey affirme son inutilité même. Balzac veut sauver l’honneur de Brummell du gouffre infernal de la vie misérable (signalons que la parution de son article date de 1830). Barbey veut contempler son agonie même avec les yeux pleinement ouverts.
Nous avons rapidement examiné la différence entre « la vie élégante » balzacienne et «le dandysme » d’aurevillien. La devise de Balzac (« le dandysme est une hérésie de la vie élégante ») semble donc une idée plutôt raisonnable.
Pourtant elle est discutable car le dandysme est antérieur à la vie élégante qui est apparue après l'Ancien Régime, durant lequel l'éthique du dandysme existait déjà. Comment donc être une hérésie de quelque chose qui est apparu après ?
Dans ce sens-là, c’est la vie élégante qui serait plutôt une hérésie du dandysme. Mais il est vrai cependant que la vie élégante a envahi progressivement la société française après la Monarchie de Juillet, faisant ainsi du dandysme une forme d'hérésie.
C'est à partir de ce moment-là que le dandysme figurera la résistance héroïque contre la démocratie dans laquelle la valeur aristocratique perd de son aura.
Balzac est bien conscient de son époque : la société française adopte une démocratie basée sur la richesse. L’homme de la vie élégante se distingue manifestement des gentilshommes de l’Ancien Régime. Le paraître du premier consiste dans la richesse, celui du dernier consiste dans le titre de noblesse.
La parution de son Traité correspond donc non seulement au surgissement de la bourgeoisie, mais aussi à celui du capitalisme. C’est d’ailleurs grâce à la révolution industrielle que le tissu est produit à un prix raisonnable et que le vêtement devient plus accessible au petit bourgeois. Cette révolution contribue aussi à l’évolution de l’apparence masculine. Il y a désormais une mode pour l’homme.
La distinction d’apparence sert toujours à la classification sociale, mais dans la vie élégante il y a une liberté vestimentaire pour les peuples. La vie élégante n’est pas, dans ce sens, purement matérielle : elle exige « un sentiment », un calcul pour s'anoblir.
C’est une pensée pour mieux agir dans la société démocratique par le truchement de l'apparence. Ainsi, après la Révolution de 1830, une nouvelle caste affichant son élégance domine la société française. Dans ce sens-là, Le Traité de la vie élégante sert de manuel à cette nouvelle classe sociale. Il montre une appartenance et décrit l'uniforme de la bourgeoisie.
Quant au dandysme, il est considéré en France comme un phénomène de mode anglais jusqu’à la fin des années 1830. Le dandy signifie un homme vaniteux, s’intéressant exclusivement à son apparence. Son image est matériellement figurée par le costume criard et par la fameuse cravate blanche de Brummell.
Balzac emploie Brummell comme effigie de son Traité en lui donnant le rôle de conseiller de l’élégance. L’auteur sauve ainsi l’honneur de « Beau » Brummell du mot dandy fortement déprécié. Quinze ans après Barbey d’Aurevilly entame lui aussi le changement de l’image brummellienne. Mais son entreprise implique la transformation du dandysme même.
Non seulement il nie le dandy perçu comme une poupée déguisée, mais encore il essaye de décrire « l’esprit » du dandysme. Pour autant, cet esprit n’est pas autre chose que de la vanité. Bien que la vanité soit considérée comme un vice et ainsi méprisée jusqu’alors, il confirme la valeur de ce « vice » même. Barbey riposte à Balzac en montrant la pensée propre au dandysme. Tandis que Balzac vulgarise la mode masculine avec son Traité, Barbey réhabilite la vanité comme une qualité d’homme dans son Dandysme.
La différence entre ces deux textes procède donc de deux sociétés particulièrement dissemblables : Alors que le dandysme est engendré par la monarchie absolue en Angleterre, la vie élégante surgit de la démocratie basée sur le capitalisme en France.
Ces deux essais ont ainsi une valeur comme critique sociale.