Il y a des passions qui naissent sans prévenir, et dont nous ne comprenons l’origine que bien plus tard. Ce n’est que récemment que j’ai appris que mon arrière-grand-mère était tailleur, spécialisée dans les pantalons, et mon arrière-grand-père bottier. Et le hasard fait bien les choses : il y a quelques mois, lorsque j’ai entendu parler pour la première fois de la maison Bernard Zins, certains membres de ma famille – issue du nord de la France – se sont souvenu des années 80 et du Super 100 de la marque, qui avait alors son atelier à Lens. C’est donc avec une certaine curiosité que je suis allé à la rencontre de Frank Zins, fils du fondateur, qui dirige actuellement l’entreprise avec son épouse Jacqueline.
A partir de 1967, date de sa création, la maison a contribué à faire évoluer le marché du pantalon haut-de-gamme par ses nombreuses innovations industrielles. Considérée comme un acteur majeur de la confection textile française, elle fut alors amenée à travailler pour Pierre Cardin, Saint Laurent, Lanvin, Céline, Hermès, Chanel et Arnys. Aujourd’hui, l’offre de l’« Ingénieur pantalonnier » est surtout connue d’une clientèle de passionnés qui cherchent à allier confort et raffinement. Les amateurs de beaux pantalons y trouveront de belles matières, de belles couleurs, et un soin particulier accordé aux détails. Mais Frank Zins parle mieux que moi de tout cela, et c’est pour cette raison que j’ai reproduit dans cet article les grandes lignes de la discussion que j’ai pu avoir avec lui.
Trouver un bon pantalon est une tâche extrêmement délicate – à mes yeux sans doute plus délicate que de trouver une bonne veste. Entendons-nous : chaque pièce de notre garde-robe a son importance et peut ruiner une tenue si elle est mal adaptée à la silhouette de celui qui la porte. Et je n’ai aucun doute sur le fait qu’un fabricant de chemises vous expliquera que c’est la chemise qui fait tout, ou qu’un bottier vous dira que les souliers sont le vrai pilier d’un ensemble.
Si je devais pourtant nommer une pièce qui n’est simple qu’en apparence, ce serait le pantalon : trouver la coupe qui vous correspond, qui illustre parfaitement ce que vous attendez d’un beau pantalon (que vous le préfériez ajusté, ou légèrement plus classique et donc plutôt ample), est une expérience rare, qui conserve à mes yeux une certaine part de mystère. Frank Zins était de cet avis également.
« S’il est fréquent qu’un client s’émerveille lors du dernier essayage d’un pantalon en grande mesure, cela n’est en revanche pas courant dans le prêt-à-porter. Pourtant, ce dont j’ai l’impression, c’est que dans le prêt-à-porter haut-de-gamme, il peut se produire une expérience semblable : car il se passe forcément quelque chose si vous vous sentez immédiatement bien, si vous aimez votre allure, alors que c’est la première fois que vous sortez d’une de nos cabines d’essayage.
En réalité, il n’y a pas de miracle et on peut expliquer ce sentiment d’étonnement. Tout se joue dans le travail réalisé en amont. Vous avez un savoir-faire, un niveau d’exigence dans le choix des tissus et la confection ; et ensuite vous améliorez et précisez la coupe en vous basant sur un système d’itérations. Cela recouvre un cahier des charges précis, comportant des points de qualité qui requièrent toute notre attention ; chaque élément compte si on veut un résultat parfaitement soigné. »
Frank Zins m’a présenté de nombreuses opérations qu’il convient d’exécuter pour obtenir un pantalon impeccable, parmi lesquelles on trouve le repassage en cours de confection – et pas seulement dans les dernières étapes de la fabrication – ou le fait d’éviter d’assembler deux morceaux de tissu tête-bêche (c’est-à-dire sans suivre le sens du tissu).
« Dans notre expression « industrialiser la qualité », les deux termes ne sont pas antinomiques. Prenez l’exemple des grands designers : ils ont de leur temps créé un certain mobilier, qui ne correspondait alors pas au mobilier artisanal en usage, mais qui a montré depuis par sa qualité et sa durabilité qu'il pouvait s’avérer intemporel. Aujourd’hui, ce sont les sièges sur lesquels la plupart des gens sont assis, l’ameublement au milieu duquel nous vivons ; or, tous ces éléments sont issus d’un processus de sérialisation. »
Les amateurs d’histoire de l’art auront sûrement envie d’associer la réflexion de Frank Zins à celle de Walter Benjamin, qui a travaillé sur la notion d’industrialisation dans son ouvrage L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, en se demandant notamment comment la mécanisation de la production de l'art peut entraîner une perte d’aura des œuvres. Et il me semble que cette idée se retrouve parmi les passionnés d’art sartorial : une veste ou un pantalon sont appréhendés comme des objets ayant un supplément d'âme, censés comporter quelque chose d’artisanal, d'un peu magique – nous ne voudrions pas que veste ou pantalon basculent dans le monde froid des objets courants de simple consommation, voués à disparaître très rapidement. Frank Zins complétait cette intuition en précisant que le vêtement doit être traité avec des égards et des précautions, même en contexte industriel :
« Dans notre chaîne de fabrication, le pantalon n’est jamais à plat. On parle dans ce cas de travail en suspendu. Un produit qui est suspendu, c’est un produit vivant, et cela vaut pour tout le processus de confection. Un produit qui est couché a un côté mort, figé – et ça se joue jusqu’au moment de la présentation à la vente, en boutique. Vous ne trouverez jamais un pantalon couché chez Bernard Zins. Le produit doit avoir une présence. Il faut que quelque chose se passe quand on circule parmi les coupes et les modèles. Le produit fini doit mériter notre attention ; sans quoi il n’est plus qu’un morceau de tissu comportant deux jambes, des coutures, et ayant une fin exclusivement fonctionnelle. Cette vision froide et détachée du produit ne me convient pas ; au contraire, je crois que ce qui fait la beauté de la chose, c’est cette foule de « je-ne-sais-quoi » et de « presque-rien » (expression de Jankélévitch) qui interviennent dans la perception de nos pantalons. »
Plus tard, Frank Zins m’a confié son admiration personnelle pour le travail de certains artistes: Hans Hartung, notamment pour son approche du geste, qui se devine rien qu’en regardant son œuvre, mais aussi pour la part de sérialité que comportait sa création, Serge Poliakoff et Maurice Estève pour leur rapport aux gammes de couleur, Soulages bien sûr, pour la lumière et la matière, auxquels on pourrait ajouter Lee Bae, Hiroshi Sugimoto ou Sylvie Bonnot – sans oublier les architectes: Robert Mallet-Stevens, Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Ludwig Mies van der Rohe, Anne Fougeron.
C’est justement un paradoxe tout à fait fascinant de la maison Bernard Zins : tous ces riens auxquels l’attention se consacre sont en fait des points de qualité tellement précis que l’œil d’une personne indifférente à l’art sartorial ne saurait y voir grand-chose. Je trouve qu’il y a une certaine beauté à cela. Frank Zins m’a montré sur ses pantalons des détails invisibles, qui ne seront connus que de la personne qui les portera. Et au demeurant, cela entre en résonance avec ma conception de l’élégance : c'est-à-dire non pas l'ostentatoire, non pas ce qui est évident et qui va être vu de tous, mais le plaisir caché, plus humble, de profiter en silence d’un produit dont seulement quelques initiés connaissent la finesse.
« Nous adhérons pleinement à l’idée anglaise d’understatement. Notre clientèle ne vient pas dans une démarche de consommation d’un produit luxueux dont elle exhiberait ensuite le logo. Certes, nous avons un goût pour les beaux tissus, ceux qui captent admirablement la lumière, ceux qui ont de la matière. Mais si un client décide d’acquérir un de nos pantalons, c’est avant tout parce qu’il se sent bien dedans, parce qu’il en apprécie les finitions, parce que sa silhouette est mise en valeur par le vêtement. C’est là qu’est notre mission: faire ressortir l’élégance de la personne. Pour nous, le produit doit incarner des valeurs de discrétion. »
« Dans l’intitulé de notre maison, vous avez d’abord le nom, Bernard Zins, et ensuite la formule l’Ingénieur pantalonnier ; et qui dit ingénieur dit forcément rigueur, c’est pourquoi nous établissons dans les ateliers avec lesquels nous travaillons en partenariat une méthodologie spécifique. En réalité, l’enjeu n’est pas de réussir à produire un pantalon de qualité, mais bien d’être régulier et de savoir reproduire la qualité sans variations. La vraie difficulté est là. Nous ne faisons pas des poutres métalliques mais des pantalons, c’est-à-dire des produits qui sont souvent faits, comme je le disais, de matières vivantes. Si vous prenez l’exemple de la maison Hermès, pour laquelle nous avons longtemps travaillé, vous verrez que cela peut aller loin. À l'époque de Tomas Maier, nous faisions les pantalons Jodhpur, qui étaient en tricotine de coton stretch : il y avait alors un patronage par couleur ! Pourquoi ? Parce que selon la prise tinctoriale, il peut se produire une réaction des tissus – à cause de la vapeur, de la température, ou de certaines tensions qui vont être exercées sur la matière pendant la fabrication du produit – et tous ces paramètres vont générer des écarts de vestibilité que seul un patronage spécifique peut permettre d’éviter. »
Extrême, diriez-vous ? Je crois que nous pouvons au contraire nous réjouir que des maisons comme celle de Bernard Zins fassent perdurer cet héritage industriel.
Très bonne semaine à vous chers lecteurs !
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