Enquête, crime et gentlemen

Agathe VIEILLARD-BARON
19/10/2023
Enquête, crime et gentlemen
La beauté est une chose terrible et effrayante. Terrible parce que insaisissable et incompréhensible ! [...] L’âme humaine est opprimée de vivre parmi tant d’énigmes indéchiffrables. [...] Le diable sait ce qui se cache dans tout cela, après tout ! [...] Le plus terrible dans la beauté n’est pas d’être effrayante, mais d’être mystérieuse.
Dostoïevski, Les Frères Karamazov

Que ce soit dans les romans, ou dans les films de l’âge d’or d’Hollywood, les grands récits classiques nous frappent bien souvent par l’élégance de leurs personnages. Mais s’il est un genre qui donne au vêtement classique ses lettres de noblesse, et lui confère une valeur particulière, c’est le roman ou film policier. 

Qui que soient le colonel Moutarde, Madame Pervenche ou Monsieur Olive (Révérend de son état dans la version d’origine du jeu Cluedo), on les imagine plus volontiers en tenue de soirée qu’en streetwear. Le lieu du crime nous fascine davantage quand on parle de villa, de fumoir, de jardin d’hiver, ou de bibliothèque. Les criminels en col blanc, les assassines en satin, et les gangsters en guêtres, telles sont volontiers les silhouettes qui s’esquissent à l’instant d’évoquer l’univers littéraire et cinématographique qui s’attache à ce que nous ravalerions, la plupart du temps, à des faits-divers sordides. 

Il serait trop simple de rattacher l’imaginaire collectif lié à l’univers policier à des productions ou publications old-school. Le genre du whodunit n’est pas mort, et de nouvelles productions, qu’il s’agisse des toutes récentes adaptations des oeuvres de Christie par Kenneth Branagh, ou de la série de films Knives out, avec Daniel Craig dans le rôle du Détective Blanc, prouvent que l’élégance a, encore et toujours, maille à partir avec les criminels ou les justiciers. 

Pourquoi cela ? Parce que le huis clos séduit en gants de velours, et que l’enquête policière, vouée à faire voler en éclat les apparences, se paie le luxe de se donner le plus beau des vernis.

L'élégance du détective

A la ville comme à la campagne, le personnage du détective assume souvent une élégance de circonstances, consciente de la tenue vestimentaire qu’exige chaque occasion. 

Sur le petit écran, l’adaptation la plus marquante du détective le plus célèbre d’Agatha Christie est sans nul doute celle de la série télévisée d’ITV : David Suchet y tient le rôle d’Hercule Poirot entre 1989 et 2013, pour le grand plaisir des amateurs de récits policiers comme d’élégance sartoriale. 

Tournage d’un épisode de la série Hercule Poirot avec David Suchet, dans une rue de Londres, 2009 

Chemise à col détachable, à pointes rondes et en popeline blanche, veste classique aux revers aussi impressionnants que pointus, et nœud papillon, tel est le costume quotidien du détective, qui n’oublie jamais sa pochette. La série le dote également d’une superbe paire de bottines balmoral à boutons, marque de fabrique d’une élégance aussi raffinée que consciente d’elle-même - le vêtement redit l’homme, en somme.  

Le monocle et la fleur à la boutonnière complètent la garde-robe déjà spectaculaire du détective belge. Si ce dernier semble bien devoir emporter tous les prix, mentionnons cependant le délit d’initiés que constitue la filmographie d’Alfred Hitchcock, tant du point de vue du cinéphile avide de symboles, que de celui du sartorialiste !

Alfred Hitchcock et le casting de The Rope (La Corde) au grand complet : tout le monde sur son trente-et-un ! 

La villégiature est le lieu de tous les dangers, comme le soulignent certains des plus grands titres de la littérature policière : Mort sur le Nil, Meurtre en Mésopotamie, Le Crime de l’Orient Express... Des séjours fréquents sur la Riviera, italienne ou française, ou encore du côté des îles Méditerranéennes, permettent à Hercule Poirot d’exhiber une garde-robe des plus extravagamment européennes, avec ses nombreux costumes en lin qui feraient pâlir de jalousie la cour sartoriale. Cette élégance en villégiature n’est pas seulement la marque d’une appréhension dépassée de la littérature policière, comme le prouve le non moins superbe costume de Daniel Craig dans le film Glass Onion.

Une troisième occurrence de l’élégance enquêtrice n’est autre que le black-tie. Les soirées mondaines, cadres privilégiés des meurtres et crimes en tous genres, constituent le prétexte sartorialiste le plus dangereusement superbe, et nul détective digne de ce nom ne profiterait de l’occasion pour revêtir son plus beau smoking.  

Illustration par Weldon Trench du roman d’Agatha Christie Thirteen for Dinner, pour The American Magazine (Mars 1933). Cette représentation d’Hercule Poirot dans cet élégant white tie est l’une des premières du détective.

Esthétisme et intellect : accord ou paradoxe ?

L’élégance vestimentaire ne constitue cependant pas seulement la marque d’une appartenance sociale ou d’un ancrage historique de l’intrigue policière. L’apparence d’un enquêteur en dit long sur sa manière de penser, et de s’immiscer dans la jet-set pour en révéler les affres et les crimes. 

Témoin l'obsession récurrente des personnages de détectives pour l’ordre, la symétrie, ou la rigueur - tentations bien connues des élégants les plus zélés. Le maniérisme stylistique d’Hercule Poirot et ses assertions toutes personnelles composent autour de lui un univers parfaitement élégant, dans lequel ses “petites cellules grises” peuvent travailler, et révéler l’anomalie de la manière la plus brillante possible. L’intérieur du détective est soigneusement organisé, et constitue une métaphore de son génie intellectuel ; jamais de laisser-aller, donc : témoin les vestes en velours dans lesquelles Hercule Poirot reçoit ses visiteurs. 

A l’inverse, l’absence d’élégance a toujours à faire avec la représentation symbolique d’une intelligence singulière, comme c’est le cas pour le personnage de Sherlock Holmes. Son esprit, sur le fil du rasoir, oscille entre la plus parfaite élégance et la négligence totale à l’égard de sa propre apparence : l’esprit a pris le pas sur le vêtement. Et si l’inspecteur Columbo peut nous sembler négligé, dans son éternel imperméable, ce dernier ne nous permet que de mieux apprécier la manière dont il s’amuse à faire tomber les masques avec son impertinence bonhomme.

Les méthodes peu orthodoxes du peu sartorial inspecteur Columbo (Peter Falk, ici accompagné de Richard Kiley), 1974

Nemesis oblige, les criminels ne sont pas en reste ; les personnages les plus marquants constituent souvent, non la négation de ce que représente l’idéal qu’est le détective, mais le détournement de ce qui fait toutes ses valeurs. Ironie du sort, le meurtrier n’est en effet que rarement le délinquant local, ou le vagabond que tout accuse ; et le criminel en col blanc est bien plus souvent le coupable.

Le vêtement au coeur de l'enquête

Le vêtement présente, au sein de la littérature policière, une double valeur : il sert bien évidemment de marqueur social et culturel, mais fait également sens en soi, dans un univers où chaque élément est l’objet du doute ou de la suspicion. Dans un récit policier où tout est un indice, le vêtement n'échappe pas à la règle.  

Une veste, un pantalon, un bouton de manchette, une canne ou un chapeau, au-delà de leur dimension vestimentaire et sociale, sont en effet avant tout des objets ; et, en tant que tels, ils peuvent servir d’indice. C’est souvent le cas dans les récits de Conan Doyle, mettant en scène les extraordinaires inductions physiognomoniques de Sherlock Holmes qui, à partir d’un détail du vêtement, ou d’un accessoire, parvient à reconstituer la trajectoire biographique et personnelle d’un parfait inconnu. L’incroyable scène au début du Chien des Baskerville, où le détective parvient à tout deviner du visiteur qui a oublié sa canne chez lui, fait d’un des accessoires les plus classiques de l’élégance britannique le témoin involontaire des habitudes du personnage : 

"Quant aux qualificatifs, j’ai dit, si je me souviens bien, aimable, sans ambition, distrait. Par expérience je sais qu’en ce monde seul un homme aimable peut recevoir des présents, que seul un médecin sans ambition peut renoncer à faire carrière à Londres pour exercer à la campagne, et que seul un visiteur distrait peut laisser sa canne et non sa carte de visite après vous avoir attendu une heure.

– Et le chien ?

– Le chien a été dressé à tenir cette canne derrière son maître. Comme la canne est lourde, le chien la serre fortement par le milieu, et les traces de ses dents sont visibles. La mâchoire du chien, telle qu’on peut se la représenter d’après les espaces entre ces marques, est à mon avis trop large pour un dogue."

John Barrymore et Roland Young dans le film Sherlock Holmes, d’Albert Parker, 1922

Le déguisement : entre virtuosité et métamorphose

Le détective de Baker Street connaît également, au cours de ses aventures, une autre relation au vêtement : le déguisement, lequel constitue, dans le récit policier, un autre ressort essentiel.  

Mais c’est sans doute à Arsène Lupin, “l’homme aux mille déguisements”, que doit revenir la palme ; le passage d’un vêtement à l’autre, du pardessus usé au black tie le plus raffiné, accompagne une réflexion sociale qui, tout au long de la saga, fait de son héros un transfuge, à la fois aristocrate et roturier. Le vêtement est donc un déguisement, plus encore qu’un costume, mais aussi, et surtout, un réseau de conventions sociales au sein desquelles le criminel affirme sa singularité.

White tie, frac et frasques pour Arsène Lupin ; illustration de George Morehead pour une édition américaine, 1910 

Au-delà des apparences : une éthique sartoriale ?

Le costume, dans le raffinement de sa sobriété, permet, de plus, la formation d’une image simplifiée, et donc d’un imaginaire collectif à succès. Arsène Lupin en est un excellent exemple : un coup d'œil suffit à repérer l’image de marque. Et pour parler sartorialisme, évoquons ici le mocassin “Lupin” de la maison Aubercy, dont le design reprend le plus célèbre symbole du gentleman cambrioleur, son masque de malfrat !

C’est souvent le rôle de l’illustrateur, ou du costumier, de donner au personnage de fiction sa pleine apparence physique et vestimentaire. On doit ainsi à l’illustrateur Léo Fontan l’apparence désormais célèbre du héros de Maurice Leblanc : cheveux lissés et séparés d'une raie médiane, manchettes, haut de forme et monocle. Umberto Eco, dans son ouvrage De Superman au surhomme, souligne la dimension désormais collective d’une telle image :

“Image traditionnelle du grand seigneur en frac et haut-de-forme, monocle et gants blancs, qui, avec des gestes presque imperceptibles, escamote ici un diamant, là un inestimable collier de perles, là encore une émeraude maudite, le reste n'étant que fêtes, bals, baisemains, portes à tambour des Grands Hôtels.”

Il ne s’agit pas seulement d’apparence, mais, on l’a vu, de révélation. Ce rituel tout sartorial de préparation et d’habillage suit ainsi non seulement un goût pour l’élégance, mais aussi et surtout une conscience aiguë d’une certaine manière d’être au monde. La moustache d’Hercule Poirot ne vaut pas tant comme marque d’un savoir-faire consommé, mais comme fruit d’un entretien quotidien, un engagement de chaque jour. 

Le récit policier cristallise ainsi différentes dimensions propres au vêtement dans son acception sartoriale : la fascination pour un imaginaire raffiné, mais aussi la mise en scène d’un esthétisme rigoureux - allant ici de pair avec un intellect hors du commun. Ce genre de récit met également en lumière les enjeux de sens qui se jouent au cœur du vêtement : symbole, classe sociale, ou construction d’un imaginaire collectif singulier. 

Dans un univers d’énigmes, seul demeure le paradoxe d’une apparence qui révèle autant qu’elle dissimule… Et dont nous suivons les métamorphoses. Conclusion de cinéphiles, de dévoreurs de romans, ou de sartorialistes, qui saura le dire ? 

Photo de couverture : Alfred Hitchcock et George Sanders dans une photographie de promotion pour le film Rebecca, 1940