Nous venons d’apprendre avec tristesse la disparition de Francesco Smalto, l’un des plus grands maîtres-tailleurs de tous les temps et l’une des figures emblématiques du tailoring parisien.
Toute l’équipe de PG se joint donc à moi pour présenter ses condoléances à sa famille et à ses proches, et rendre hommage à la mémoire d’un homme exceptionnel que j’ai eu, personnellement, la chance de côtoyer lors de l’écriture du livre « Francesco Smalto, 50 ans d’élégance masculine » paru aux éditions du Cherche-Midi en 2012 et dans lequel j’ai eu l’honneur de signer un chapitre.
Comme vous le savez sans doute, mon livre « The Parisian Gentleman », est en cours de publication aux éditions Thames and Hudson et sera disponible en librairies (d’abord en édition originale en langue anglaise puis, normalement, dans une version française) à la fin de cette année. Evidemment, un gros chapitre est consacré à Monsieur Smalto et à son oeuvre.
C’est donc tout naturellement, en ce jour de tristesse pour tous les amateurs de bespoke tailoring en France et dans le monde entier, que je partage avec vous aujourd’hui quelques extraits de ce chapitre, afin que vous compreniez ce qu’il représentait pour le monde de l’élégance masculine parisienne ainsi que le grand respect que je lui portais à titre personnel.
Un grand bonhomme vient de nous quitter. Rendons lui hommage comme il se doit.
extrait du livre « The Parisian Gentleman » par Hugo Jacomet
« Imaginez que vous soyez assise à un dîner près d’un inconnu. Si vous remarquez que le col de son complet ne couvre pas complètement le col de sa chemise ; que ses manches, tout en cachant sa montre, ne trempent pas dans son assiette, vous pouvez déjà soupçonner Smalto.
Si, une fois debout, vous remarquez que sa veste est à égale distance du sol et que ses pantalons tombent sur sa chaussure sans l’empêcher de marcher, la possibilité devient probabilité. Si vous allez danser avec lui et que le tissu est à la fois superbe, moelleux et chaud, vous pouvez en être sûre.
Et surtout, si vous cédez à l’un ou à l’autre, à l’inconnu ou à Smalto, vous pourrez voir au petit matin que les ourlets sont dix fois plus soignés, dix fois plus solides et bien finis que les vôtres. »
Françoise Sagan
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« Il faut absolument que tu te fasses habiller par Smalto »
A la fin des années 50, dans le tout Paris des arts et des idées, l’information circule discrètement de bouche à oreille : « Si tu vas chez Camps, il faut absolument que tu te fasses habiller par Smalto ». Francesco Smalto est, à l’époque, premier coupeur de la maison de couture dirigée par Maître Joseph Camps et déjà l’un des tailleurs pour homme les plus recherchés de la capitale.
Cinq ans plus tôt, fraichement débarqué de son école technique turinoise, et après être passé par le tailleur parisien Cristiani, il avait littéralement forcé la porte de l’atelier de Joseph Camps pour lui demander une place de coupeur, en mentant de deux ans sur son âge afin d’être plus crédible. Mais même avec ces deux années supplémentaires, le jeune Francesco est encore, à l’époque, très loin du compte :
« Mes coupeurs ont tous plus de cinquante ans », lui rétorque le Maître catalan, amusé par l’impétueux et ambitieux jeune homme, « et il faut encore que je passe très souvent derrière eux…»
« Monsieur, je suis capable de reproduire un costume Camps, rien qu’en l’observant dans le rue » s’accroche le jeune Francesco avant de proposer au Maître de le prendre à l’essai, pendant trois mois, sans aucune rétribution.
Maître Joseph Camps avec le jeune Francesco Smalto à sa gauche
Joseph Camps contre toute attente, accepte, lui attribue la table de coupe dans la pièce du fond avec deux ouvriers, lui interdit l’accès à son atelier de style (secrets de fabrication obligent) et lui envoie les premiers clients.
A 27 ans, Francesco Smalto devient le quatrième coupeur de l’illustre maison Camps sur les Champs Elysées, avant d’en devenir le coupeur vedette quatre ans plus tard ; une fulgurante ascension dans un métier où l’on ne peut prétendre, à l’époque, atteindre le titre suprême de premier coupeur qu’après vingt ans d’expérience.
L’atelier Camps , à l’époque, c’est une « dream team » de la profession qui regroupe en un même atelier Joseph Camps, Henri Urban, Claude Rousseau, Francesco Smalto mais aussi un jeune apiéceur du nom de Gabriel Gonzalez qui deviendra lui aussi un tailleur parisien réputé (Mr Gonzalez est aujourd’hui encore en activité chez Cifonelli).
Six ans plus tard, l’insatiable et ambitieux Smalto, dont le nom est devenu l’un des plus chuchotés de Paris, comprend que le sur-mesure est sur le déclin. Dans le souci « de ne pas passer sa vie à habiller uniquement les très privilégiés », il imagine alors de lancer un prêt-à-porter de luxe, directement inspiré des méthodes tailleur.
Après six années passées chez Camps, Smalto décide de faire le grand saut et de traverser l’Atlantique afin d’apprendre les techniques de confection, en pleine explosion au pays de l’Oncle Sam.
En effet, alors que dans les années cinquante la tradition tailleur résiste encore sur le vieux continent, aux Etats-Unis, le « ready-to-wear » triomphe avec, en figure de proue, le confortable « Sack Suit », popularisé par les étudiants des prestigieuses universités de la Ivy League et par des maisons fondatrices comme Brook Brothers sur Madison Avenue à New York ; un style qui donnera naissance, quelques années plus tard, au style Preppy avec lequel les confectionneurs américains partiront à la conquête du monde.
Francesco Smalto se met donc à la cherche d’un employeur aux Etats Unis dans le but d’apprendre les méthodes américaines de confection qui permettaient de fabriquer un costume en trois heures là où il en fallait soixante-dix chez Camps. Il allait recevoir l’aide providentielle d’un riche client américain avec lequel, durant les essayages, il avait sympathisé…
« Je vous commande 15 costumes, à condition qu’ils soient coupés et réalisés par Monsieur Smalto »
C’est ainsi que ce client fidèle et généreux force la main du célèbre tailleur Américain H Harris, le tailleur du Président Kennedy, installé sur la 57ème rue à New York, pour que ce dernier accepte de recruter Smalto pour trois mois et lui permettre de traverser l’Atlantique.
Francesco fera donc ses premiers pas aux Etats-Unis en ne s’occupant que d’un seul client pendant trois mois ! Pour la petite histoire, le client passera une nouvelle commande à l’issue des trois mois afin de permettre à Francesco d’avoir plus de temps pour absorber les méthodes de confection américaines. Une nouvelle preuve de la relation si particulière, presque fraternelle, que Francesco Smalto a toujours entretenue avec ses clients.
Tout au long de sa carrière, son nom sera d’ailleurs ouvertement cité par des personnalités qui lui vouent une véritable adoration. Charles Aznavour n’oubliait ainsi jamais de lancer un « c’est Smalto qui m’habille » au début de ses tours de chant tandis que Françoise Sagan disait de lui qu’il était « un seigneur ».
Création et ascension de la maison Francesco Smalto
En 1962, c’est cette fois avec l’aide d’un compatriote italien rencontré chez Camps, Monsieur Landi, que Francesco Smalto créée sa propre maison de couture.
Smalto surprend avec des costumes très ajustés, aux épaules étroites et aux emmanchures très hautes. Il bouscule les codes de l’époque en optant, à l’instar de Pierre Cardin, pour des lignes près du corps.
En 1967, il introduit son prêt-à-porter, fabriqué en Italie dans des ateliers sélectionnés par lui-même qui, par sa qualité et le style des coupes, allait faire faire un bond en avant à tout le secteur. Un prêt-à-porter de luxe, conçu et dessiné par un maître tailleur réputé : cela constituait une première à Paris. Francesco dessinera lui-même ses collections jusqu’en 1991.
Mais c’est en 1970, avec l’ouverture de la célèbre boutique parisienne de la rue François Premier, que la maison prend son envol : le show business, et en particulier le cinéma, s’empare du style Smalto. Jean-Paul Belmondo, le comédien le plus populaire de France en fait son tailleur officiel et portera au grand écran le fameux œillet rouge à la boutonnière, emblème de la maison. Suivront des personnalités de premier plan comme Sean Connery, Roger Moore et Jerry Lewis.
En quinze années, la maison allait connaître une expansion mondiale et finir par employer jusqu’à 170 personnes. En 1987, dix huit boutiques portent le nom du fondateur éponyme et près de 45 000 costumes en prêt-à-porter portant la griffe Smalto sont diffusés en France et dans le monde.
En 1995 le maître Smalto, souhaitant se reconcentrer sur la grande mesure, passe la main à son élève Franck Boclet qui, lui-même, en 2007, passe la main à la jeune Youn Chong Bak, entrée chez Smalto comme styliste stagiaire quelques années plus tôt. Elle continuera à faire vivre et à faire évoluer en douceur le style si particulier ayant valu à la maison Smalto une reconnaissance internationale.
Le style Smalto : La ligne claire du style masculin
Pour décrire l’art de Smalto, je ne vois pas de meilleure solution que d’employer une comparaison inédite avec un autre art : celui de l’illustration et de la bande dessinée.
En effet, Smalto est, selon moi, le premier designer de costumes « à ligne claire».
Cette formule, inventée en 1977 par le néerlandais Josst Swarte à l’occasion d’une exposition consacrée à l’œuvre d’Hergé, le père de Tintin, décrit en effet à merveille le style Smalto : des lignes précises, directes, rigoureuses, quasi-géométriques avec un méticuleux travail d’isolation des différentes parties du vêtement et de respect des proportions.
Sur un vêtement Smalto, même en prêt-à-porter, le style maison est en effet soigneusement reproduit : l’épaule est étroite et légèrement tournante, la tête de manches est légèrement roulée en « cigarette montante », l’emmanchure est large et placée très haut et le cran des revers est tracé à l’équerre.
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« Un Smalto, ca tombe toujours mieux qu’un autre costume… »
Le génie de Smalto aura été, en dehors de son talent naturel de coupeur hors-normes, sa capacité à prendre avec brio le virage de la confection et à proposer très tôt un prêt-à-porter d’excellente qualité, rigoureux, bien coupé et bien réalisé, là où d’autres tailleurs traditionnels continuaient, à l’époque, à s’arc bouter sur leur activité traditionnelle sous les coups de boutoir des confectionneurs de masse qui envahissaient le marché.
Bien qu’il ait connu au fil des années, beaucoup d’évolutions en fonction des courants esthétiques des différentes époques, le style Smalto a su en effet conserver son identité et ses grands fondamentaux, même sous la patte résolument plus «rock » de Franck Boclet ou celle, plus sensuelle, de Youn Chong Bak.
« Un Smalto, je ne sais pas pourquoi, mais ca tombe toujours mieux qu’un autre costume… » me confiait récemment un vieil ami, fin connaisseur de la chose sartoriale, à qui je confiais que j’étais en train d’écrire le présent ouvrage.
Celui qui voulait devenir le plus grand tailleur de son époque aurait-il donc réussi son pari ?
Hugo Jacomet, extrait de « The Parisian Gentleman »,
© Thames and Hudson 2015.
Photographies par Andy Julia
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