Dans le récit de son séjour en France, Paris to the Moon, Adam Gopnik ne cesse de faire une référence ironique au fait que, face à un problème, qu’il s’agisse de sauver un bistrot ou l’ensemble de l’organisation sociale, les Français s’attendent toujours à ce qu’une loi ou un décret vienne régler la question. Les Américains quant à eux, préfèrent faire des achats.
L’idée de compenser une catastrophe par une dépense judicieuse revient avec insistance dans deux récits racontant les semaines précédant la désormais fameuse date du 8 novembre 2016. Daniel Penny voulait s’acheter des mocassins. Gary Shteyngart, quant à lui, rêvait de montres automatiques.
Ces articles ne parlent pas que des objets eux-mêmes, bien sûr. Et c'est là tout leur intérêt.
Le désir de Daniel Penny concerne des mocassins à pampilles (tassel loafers) et l’ambiance méditerranéenne qui, selon lui, semble les accompagner : « fromages, vins, café noir et contentement de soi ».
En Amérique du Nord, le mocassin à pampilles fait pourtant plutôt penser immédiatement aux lawyers éduqué dans les meilleures écoles. Avec un costume business, il apporte une touche décontractée : « Ok, j’ai la tête au boulot mais les pieds du côté de Martha’s Vineyard » [petite île du Massachussetts où les élites new-yorkaises prennent leurs vacances]. Selon le degré d’exigence de l’entreprise, cela permet d’adoucir un peu le dress code, voire de montrer sa capacité à en contourner les contraintes. Mais ce qui fait rêver Daniel Penny, ce ne sont pas les mocassins américains, ni les white bucks, ces souliers en nubuck blancs qui sont souvent associés aux grandes entreprises new-yorkaises du monde de la finance et du droit, les white shoe firms. Et ce n’est pas non plus son homonyme, le penny loafer typique de la tradition Ivy League. Non.
Daniel Penny est séduit par la version européenne du mocassin dont les ornements canailles semblent avoir l’italien pour première langue. Le mocassin américain appartient au monde des clubs privés là où son homologue européen comporte une dimension plus naturelle et plus spontanée suggérant une approche de la vie plus instinctive. Il y a entre les deux le même écart qu’entre prendre des cours d’œnologie dans un club à New York et avoir passé son enfance dans les vignes en Toscane.
De son côté, Shteyngart ne porte pas son regard du côté de la Méditerranée, mais du côté de l’autre Europe, celle du Bauhaus et du minimalisme, de la Suisse et de sa réputation de précision, du silence monastique évoquant l’esprit de sérieux de l’horlogerie.
Le minimalisme peut parfois sembler réduire la complexité de notre perception alors qu'il permet, au contraire, de se concentrer sur des distinctions infimes dont la complexité se révèle quand elle remplace la cacophonie initiale.
La Nomos Minimatik Champagner a beau avoir l’air dépouillé, Shteyngart en a scruté les minuscules points de couleur qui parsèment son cadran, le contour des ergots, et le ronronnement du balancier. Comme on le sait, de manière très contrintuitive et paradoxale, en matière de montres mécaniques comme en matière de costumes faits main, le raffinement extrême s’accompagne toujours d’une perte de précision : une montre à quartz sera en effet toujours plus précise qu’une montre automatique et les coutures à la machine seront toujours plus droites que celles faites à la main. Mais c’est précisément là que réside une grande partie du charme : le costume porte ainsi la marque des artisans de talent qui l’ont fabriqué, de la même façon que le fait de devoir régler et remonter sa montre de temps à autre permet de mieux l’apprécier, comme si elle avait besoin de vous. Pour Shteyngart, ces petits gestes ont un effet apaisant, comme si l’esprit pouvait, comme une montre, être réglé et ajusté de manière subtile pour s’accorder à son environnement. Comme pour les mocassins de Daniel Penny, les Omega, et autres Vacheron Constantin ouvrent la fenêtre sur une autre vision de la vie.
Ces deux récits nous montrent que les traditions sartoriales d’un pays peuvent en être les meilleurs représentants, ou en tout cas, les stéréotypes les plus nobles. Les Américains ne sont pas les seuls à percevoir le style européen de cette manière : les Britanniques aussi rêvent de la décontraction napolitaine d’une spalla camicia (une manche de veste montée à la façon d'une chemise), tandis que de leur côté, les Italiens et les Français ne manquent pas d’apprécier le chic anglais mais à leur manière — l’avalanche de cravates clubs (regimental) chez Patrizio Cappelli à Naples constitue un excellent exemple de ce phénomène : les motifs sont typiquement anglais, mais les couleurs et la légèreté des cravates typiquement transalpines.
Les grandes marques britanniques de vêtements masculins classiques ne perdent ainsi jamais une occasion de se vanter du fait que les tissus de leurs costumes sont « tissés en Italie » tandis que les marques italiennes qu’ils essayent d'imiter se fournissent, quant à elles, en tissus venus de chez Huddersfield au Royaume-Uni!
Comme John Slamson me le faisait remarquer, certains chausseurs français choisissent des noms de marque à consonance britannique. De la même manière, le style Ivy League a toujours représenté pour les Européens, une sorte de fantasme un peu distant, et donc d’autant plus crédible. Les Anglais, par exemple, admirent le style Ivy League car ils en retiennent uniquement le mélange stimulant de rébellion et d’intellectualisme en oubliant complètement l'extrême connotation élitiste qu'il transporte.
De la même manière, les Américains admirent la riche tradition des cravates club britanniques mais en omettant complètement les strictes connotations de classe qu'elles sont censées communiquer.
Et pourtant, comme le savent bien les deux auteurs en question, les vêtements sont transformés par leur contexte. Comme l'immense poète Wallace Stevens nous le rappelle brillamment, « On n’est pas duchesse / A cent mètres de son équipage ».[1]
Un soulier doit accumuler un vécu, qui s’accompagne de sa patine et de ses plis, pour que le liège et le cuir adoptent les contours du pied. Ni le farniente, ni l’aventure, ni la quiétude ne sont livrés avec le produit, quoi qu’en disent les promesses du marketing. Mais les montres et les souliers, comme les autres objets avec lesquels nous vivons, donnent forme à notre quotidien. Et avec un peu de chance, ils nous apportent quelques mouvements de l’âme au fil des mouvements que nous leur faisons subir.
Il existe, en gros, deux manières de considérer un objet fabriqué avec le soin scrupuleux d’un soulier ou d’une montre de haut niveau.
On peut en analyser les aspects techniques : le soulier vu comme un ensemble de gestes et de matières, dont on envisage la forme et le cuir, le laçage et la trépointe. Telle est l’approche du bottier. L’autre façon de l’aborder, c’est de l’envisager comme signe culturel, c’est-à-dire non pas comme objet doté d’une signification intrinsèque mais comme point spécifique où convergent la société, la philosophie et l’histoire. C’est ainsi que se positionne l’historien des mentalités. Chaque objet est une donnée, chargée des traces de son époque et de son origine, des désirs et des peurs, des habitudes et des rituels de son propriétaire.
Bien sûr, l’artisan et l’historien ont chacun besoin d’un ensemble de concepts différents, mais de fait, nous éprouvons ces deux dimensions simultanément. Un mocassin est en effet à la fois le fruit de décisions techniques particulières — elles-mêmes de nature artistique, culturelle et économique — et aussi le socle de désirs plus immatériels.
Les deux textes dont je parle reposent ainsi sur la tension entre ces deux dimensions — disons le plan technique et le plan conceptuel — ce qui aboutit à deux résultats inattendus : Daniel Penny finit par renoncer à ses mocassins à pampilles tandis que Gary Shteyngart ne se console finalement qu’avec une Casio de base et non avec un chef d’œuvre d’horlogerie suisse.Mais ces textes illustrent également une question plus large : Les vêtements et les accessoires des hommes sont une affaire de détails.
Les amateurs de montres et de costumes en grande mesure sont souvent obsédés par les raffinements techniques et les complications. Sauf que le charme véritable ne réside pas dans une boutonnière milanaise, une complication extrême ou un col réalisé à la main comme objets-fétiches. Et ce n’est pas non plus le costume ou le soulier comme désir ou comme fantasme qui pourra vous satisfaire : si ce sont les vêtements qui vous choisissent, ils ne pourront que vous décevoir. Les détails sartoriaux doivent avant tout être intégrés dans un quotidien afin que les objets, patiemment et soigneusement choisis, deviennent l’expression de cette vie.
On nous répète sans cesse que les vêtements doivent avant tout vous aller. Mais il ne s’agit pas seulement de taille : il s'agit aussi de confort, d’habituation personnelle et de sincérité dans la démarche. On attribue souvent à Luciano Barbera l’idée qu’il faut dormir une nuit tout habillé avec son costume pour qu’il se fasse à votre corps. Habite ton tissu et le costume deviendra le tien, sarà un tuo vestito. En d’autres termes, il faut vivre un vêtement, l’habiter et non simplement en être le propriétaire. Et tout ce dont on parle quand on parle de vêtements — ces questions de style, de raffinement, de tradition, de combinaisons — sont des processus qui nous engagent.
On choisit sa cravate, sa veste, ses souliers ou sa montre comme on choisit sa posture ou ses mots : ce sont des façons de construire le monde que nous habitons, pour le meilleur ou pour le pire.
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Traduit de l'anglais par John Slamson.
Voir la version originale pour PG en anglais ICI.
[1] “Théorie”, poème de Wallace Stevens, trad. Bernard Noël, 1989, Editions Unes.