On sait que la perception des couleurs est pour une bonne part subjective et que la créativité débridée du marketing contemporain est capable de donner les noms les plus poétiques aux couleurs les plus affreuses — le jaune pisseux deviendra « une nuance dorée », le bordeaux le plus boueux mutera en « prune » et le marronnasse se métamorphosera en « chocolat »…
On sait aussi, instinctivement, que certaines couleurs conviennent plus ou moins à certains contextes et que choisir sa tenue du jour consiste, en grande partie, à choisir la couleur (ou l’alliance de couleur) du jour. Au-delà des considérations de coupe, de tissu et de style d’un costume, la couleur en est bien l’élément le plus saillant.
Mais la palette dont nous disposons, censée être infinie, se limite en fait à un système de couleurs dominantes où chacune possède sa place. Nous sommes en effet très peu nombreux à posséder un costume rouge vif alors que nous avons forcément (presque) tous un complet bleu marine : il y a à cela des raisons sociales qui dépassent les choix individuels et qui ont varié au cours de l’histoire.
Insensiblement, au fil du temps, sans même que nous n’en ayons vraiment conscience, c’est bien le bleu qui est devenu la couleur la plus éminente de notre garde robe. Du costume de ville aux jeans en passant par le blazer, du bleu marine au bleu roi, de la chemise bleu ciel à ses variantes vichy ou rayée, le bleu est à la fois la couleur de l’élégance formelle et celle de la décontraction. Cela n’est pas le fruit du hasard mais participe d’une histoire et prend place dans la formation des symboles fondateurs de notre société.
Les travaux de l’historien Michel Pastoureau sur les couleurs font partie d’une étude plus large des codes symboliques de notre société, du Moyen-Age à nos jours.[1] L’éclairage qu’il apporte nous permet de mieux comprendre les couleurs que nous portons.
Il nous apprend ainsi que le bleu, tout d’abord… n’existe pas ! Pire, dans l’Antiquité, le bleu est même considéré comme une couleur barbare (les Germains et les Celtes s’en enduisent le corps pour partir au combat) : « A Rome, se vêtir de bleu est en général dévalorisant, excentrique […] ou bien signe de deuil. Quant à avoir les yeux bleus, c’est presque une disgrâce physique. Chez la femme, c’est la marque d’une nature peu vertueuse ; chez l’homme un trait efféminé, barbare ou ridicule » (p. 27).
Dans la grille des représentations symboliques du haut Moyen-Age, le bleu n’occupe aucune place : le rouge évoque le pouvoir, le blanc la pureté, le noir l’obscurité ou la saleté.
En matière de textile, les oppositions sont celles du noir et du blanc (obscurité / lumière) et du blanc et du rouge (le blanc évoque le tissu non teint, le rouge la densité d’une teinture). Le vert est la couleur de la végétation et du destin. Dans l’opposition entre sale et pur, entre sombre et brillant, on a recourt au vert, au noir, au blanc, au pourpre mais jamais au bleu qui ne fait pas partie de ces nuances.
Le bleu est ainsi absent des symboles chevaleresques des romans arthuriens et également de la liturgie chrétienne telle qu’on la trouve définie dans une œuvre de jeunesse du Pape Innocent III datant de la fin du XIIe siècle :
On utilise le blanc pour Noël, l’Epiphanie, la Toussaint ; le rouge pour la Pentecôte ou les fêtes des apôtres ; le noir pour les messes des défunts, ou pour le Carème… et le vert quand aucune de ces couleurs n’est appropriée car « le vert se situe à mi-chemin entre le blanc, le noir et le rouge ». Dans ce texte, l’auteur précise que le violet peut remplacer le noir et que le jaune peut remplacer le vert.
Jusqu’au XIIe siècle, sur le plan de l’organisation symbolique des perceptions visuelles, l’on peut donc dire que le bleu n’est pas distinguable.
À partir du XIIe siècle, la chromophilie de certains théologiens (comme l’abbé Suger et sa basilique de Saint Denis) favorisera l’embellissement des édifices consacrés à Dieu : le bleu apparaîtra progressivement en complément du blanc et de l’or pour évoquer la lumière et la divinité. Il s’impose alors en association avec le culte marial et l’art verrier des cathédrales met en valeur le bleu dans la représentation de la lumière.
L’azur devient une couleur présente dans de nombreuses armoiries. En particulier, il apparaît de manière éclatante dans les armes du roi de France. Philippe-Auguste, Saint Louis et Henri III d’Angleterre sont les premiers souverains à s’habiller en bleu.
Techniquement, le bleu utilisé dans le textile est difficile à obtenir : la guède, qui pousse en Europe, ne possède pas une grande puissance de coloration et l’indigo provenant d’Inde (comme son nom l’indique) est coûteux.
A contrario, le rouge s’obtient facilement grâce à la garance mais aussi, de manière plus coûteuse, grâce au kermès, produit des larves de cochenille, et même à certains mollusques comme le murex. Avec le développement du bleu, on intensifie la culture de la guède, dont la pâte séchée se nomme « pastel », demandée par les drapiers et les teinturiers (qui d’ailleurs, à l’époque, teintent le drap une fois tissé et non les fils).
Cela occasionne la spécialisation de certaines régions (la Picardie et la Normandie, puis, au XIVe siècle, le Languedoc) car le pastel devient un produit d’exportation qui fera la richesse de villes comme Toulouse : c’est même aux coques de pastel que l’on doit de parler de « pays de cocagne ».
La concurrence entre les teinturiers de rouge et les teinturiers de bleu — les contraintes bureaucratiques distinguant les privilèges des différentes corporations ne datent en effet pas d’aujourd’hui ! — donne alors lieu à de nombreux conflits juridiques, sans parler de la concurrence avec les tanneurs pour l’utilisation des rivières.
A la fin du XIVe siècle, le bleu devance progressivement le rouge. Il est devenu une couleur à la mode, une couleur noble, joyeuse et morale, puisqu’associée au culte de la Vierge et à la lumière divine.
Pourtant, les XVe et XVIe siècles seront les siècles du gris et du noir et des teintes sombres (marrons et bleues). La Réforme protestante impose une austérité dont les effets seront durables.
Mélange de morale et d’économie, les lois somptuaires limitant les dépenses superflues (notamment les importations) et la ségrégation sociale assignant à chacun les couleurs et les étoffes de son rang, verront les couleurs trop voyantes proscrites. Michel Pastoureau va jusqu’à parler de la « chromophobie artistique de la Réforme » (p.93).
Dans ce cadre théologique, les vêtements sont toujours liés à la faute : les fioritures et les embellissements versent du côté du péché de vanité, comme le luxe, le fard, l’ostentation. Le bleu, par son faible apport symbolique, n’est quant à lui ni prescrit, ni interdit et reste considéré comme une couleur neutre, surtout s’il est sombre.
Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que le bleu reprenne toute sa place.
La recherche et les progrès techniques amènent le développement du bleu de Prusse, du bleu Macquer, du bleu Raymond. Simultanément, l’indigo importé des Amériques ruine les régions productrices de guède.
Le bleu s’impose à la faveur de la mode romantique (l’habit bleu du jeune Werther, le héros de Goethe, sera l’objet d’un engouement retentissant après la publication du roman en 1774), et de son irruption politique dans les révolutions – américaine puis française – qui en feront une couleur nationale figurant sur les drapeaux : le mélange bleu-blanc-rouge des insurgés américains s’oppose à l’Union Jack britannique.
La Révolution française reprendra ce mélange (le blanc monarchique étant la couleur du pouvoir militaire régalien). Le rouge restera d’ailleurs associé au patriotisme jusqu’à l’aveuglement : le pantalon rouge garance des soldats français fut une aberration militaire sur le plan du camouflage et il sera porté jusqu’au printemps 1915 (« Le pantalon rouge, c’est la France » dit un ministre de la guerre en 1911…).
L’uniforme passera ensuite au « bleu horizon » et la symbolique politique se déplacera, fixant le rouge comme emblème communiste (dilué, sa nuance rose indique le socialisme) tandis que le bleu est progressivement assimilé à son contraire (les partis « conservateurs »).
Au fil de la codification du style masculin à la fin du XIXe siècle, la spécialisation des couleurs assigne au vert et marron un usage campagnard (no brown in town…) et au noir un usage professionnel ou formel qui fut une nouvelle fois dominant au XIXe siècle comme il l’avait été au XVe.
Ces cycles, où convergent technique, morale, politique et religion pour expliquer ces modes chromatiques, verront le bleu revenir en force au XXe siècle.
Le bleu marine s’impose dans les uniformes (dans la police, les postes et, bien sûr… la marine), puis dans le civil. Pastoureau remarque « l’un des grands événements vestimentaire du XXe siècle : la transformation du noir en bleu marine » (p. 143). En réalité, cette transformation implique une forme de déplacement structurel car le noir ne disparaît pas.
Face au noir (dont nous reparlerons dans un prochain article), qui représente l’austérité et donc, le formalisme, le bleu s’est imposé peu à peu comme une variante plus « sociable » de la couleur sombre la plus extrême.
Les conventions du style d’aujourd’hui sont l’aboutissement de cette recomposition chromatique : le noir est réservé à des fonctions au formalisme très codifié (tenue de soirée ou de cérémonie, service de restauration, cadre funéraire, etc.) tandis que le bleu oscille entre le formel (le bleu marine), la recherche d’élégance (les nuances plus lumineuses) et le neutre (la chemise bleu ciel, au contraste moins tranché que le blanc).
C’est comme si le bleu était devenu une version moins marquée du noir, avec lequel il forme désormais une sorte d’opposition de proximité.
Le bleu est aussi une couleur « par défaut » (un peu comme le gris) car sa discrétion le rend très adaptable. Presque naturellement, il devient avec le bleu de travail et les blue jeans (qui sont initialement des vêtements de travail) une couleur banale dont la neutralité constitue un fond qui permet justement de le marier avec de nombreuses autres couleurs.
Car le bleu, contrairement au noir, possède des nuances nombreuses et il n’est peut-être pas si étonnant qu’il soit devenu omniprésent dans une société où les choix vestimentaires sont devenus plus libres, permettant des accords multiples.
C’est ainsi que le bleu, par sa neutralité symbolique et sa richesse chromatique, est devenu l’une des couleurs dominantes de l’élégance de notre époque.
Mais cela pose la question de l’évolution historique des couleurs et de leur potentiel cyclique : le rouge ou le vert referont-ils un jour vraiment surface ?
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[1] Michel Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Seuil, 2000.
Photos :
– Photo d’ouverture : Costume trois pièces Cifonelli collection Printemps / Eté 2016.
– Photo groupe : Pitti Uomo 88.
– Photo 3 : Veste Cifonelli collection Printemps / Eté 2016.
– Photo 4 : Premier essayage d’un costume bespoke Gianni Celeghin, Tissu Bleu Drapers / Vitale Barberis Canonico Super 160s « Greenhills ».
– Photo 5 : Tableau « La Vierge en Oraison », Ecole de Tours, vers 1480.
– Photo 6 : Portrait du Roi Philippe Auguste.
– Photo 7 : Toile « Portrait de l’Arioste » de Titien (1508-1510).
– Photo 8 : Toile « Portrait d’homme de Véronèse » (1585).
– Photo 9 : Départ des troupes françaises au front en 1914.
– Photo 10 : Evolution de l’uniforme de l’armée de terre française en 1915.
– Photo 11 : Photo de groupe, événement PG / Boggi Milano à Paris.
– Photo 12 : L’auteur (costume sur mesure Lanieri) et Hugo Jacomet (costume croisé Cifonelli bespoke).
– Photo épilogue : Costume rouge, collection Belvest 2015/2016.