Depuis que la maison Berluti s’est lancée en 2012 dans le pari, difficile et loin d’être gagné d’avance, de transformer une maison de souliers de luxe parisienne en une marque globale de style masculin, nous n’avions pas, doux euphémisme, été enthousiasmé par les premières collections qui nous semblaient prioritairement, et à dessein, destinées au monde de la « mode » et pas à notre monde, celui des hommes amateurs d’élégance personnelle et de beaux vêtements.
Jusqu’à ce jour, mis à part l’atelier de grande mesure – avec les tailleurs d’Arnys et Karim, un excellent coupeur – rien ne nous avait vraiment convaincu et nous étions vraiment en droit de nous poser la question : Berluti allait-elle finalement réussir la mutation, pas forcément naturelle, d’une maison de souliers à la personnalité très forte en une maison de couture masculine proposant aux hommes un vestiaire complet, de pied en cap ?
Ou, pour le dire autrement, comment Alessandro Sartori (le bien nommé), allait-il s’y prendre pour interpréter le monde si singulier de Berluti Bottier et celui, si joyeusement iconoclaste, d’Arnys, sans s’égarer et sans y perdre son… latin ?
Car franchement, se retrouver « coincé », même avec beaucoup de moyens, entre la liberté de ton quasi légendaire d’Olga Berluti (qui fut, faut-il le rappeler, la grande agitatrice d’idées du monde du soulier masculin dès les années 80 avec ses patines, ses tatouages, ses scarifications et autres excès ) et l’élégant dédain des conventions pratiqué avec talent et ironie par Michel et Jean Grimbert, était loin d’être une sinécure.
Et croyez moi, à une époque où tout le monde a le mot « gentleman » à la bouche (jusqu’à la nausée pour certains), dans lequel des centaines « d’autorités sartoriales » auto-proclamées tirent à boulets rouges sur les moindres collections ne respectant pas à la lettre leurs sacro-saintes « règles » d’élégance et condamnent d’avance tout projet dans le domaine sous prétexte qu’il est financé par un grand groupe de luxe, nous nous devons aujourd’hui de féliciter Mr Sartori qui a tenu bon, a accepté les coups (souvent assez bas) et les critiques (souvent assez véhémentes) sans broncher pour finalement nous livrer, en ce mois de Janvier 2015, une bien belle collection.
Autant je fus l’un des premiers à m’émouvoir de la reprise d’Arnys par Berluti en 2012 en me demandant ce qu’un bottier (même très talentueux) allait bien pouvoir faire d’une maison si particulière comme Arnys, dirigée par des « boutiquiers » (au sens noble du terme) de génie. Autant je me dois aujourd’hui de m’élever devant les postures et les vérités toutes faites : car tout comme le « Made in France » n’est pas, nous le découvrons chaque jour, synonyme de qualité (loin de là), la reprise d’une petite maison par un grand groupe de luxe n’est pas non plus toujours synonyme de destruction des savoir-faire et de nivellement par le bas de la qualité.
J’ai ainsi personnellement rencontré, à chaque fois de façon inopinée, Alessandro Sartori à de nombreuses reprises en Italie alors que je faisais moi-même un long travail de recherche pour les besoins de mon livre « The Italian Gentleman » (à paraître en 2016 chez Thames and Hudson) et que je visitais des maisons traditionnelles de couture, des filatures de laine, des marchands de soie ou des fabricants d’articles en cuir. En bref, Sartori est bel et bien un homme de terrain et pas « simplement » le directeur artistique d’une maison de luxe parisienne.
Rendons donc aujourd’hui grâce à Alessandro Sartori qui s’est battu, a beaucoup travaillé, est resté impassible face aux nom d’oiseaux dont certains énergumènes l’ont affublé et qui nous présente aujourd’hui une collection de toute beauté, dont certains manteaux absolument superbes.
Evidemment, le parti-pris de ce défilé, à dessein dénué de toute chemise et de toute cravate, pourra gêner les plus conservateurs d’entre nous. Pourtant cette décision, un tantinet « fashion » avouons le, a au moins le mérite de mettre vraiment l’accent sur la coupe des pièces et leur tombé naturel.
Evidemment, une belle collection comme celle-ci ne veut pas dire que Berluti est en train de gagner son audacieux pari. Mais au moins, nous commençons à entrevoir ce que le « style Berluti » pourrait vouloir dire dans les années à venir.
La morale de cette histoire, c’est que Rome ne s’est pas faite en un jour, même pour une grande maison avec beaucoup de moyens…
Ad augusta, per angusta.