« La sprezzatura d’aujourd’hui semble le produit d’une préparation paniquée, comme si un calcul angoissé avait façonné une mise en scène de la nonchalance aussi évidente que préméditée. »
Bruce G. Boyer, True Style, chapitre Sprezzatura, p.175.
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Que reste-t-il de la sprezzatura quand on en parle, qu’on la pratique et que chacun connaît toutes les facettes du concept ? Eh bien, elle disparaît.
La modestie trop consciente d’elle-même se transforme vite en vantardise.
De même qu’on ne peut à la fois s’admirer constamment dans un miroir et se trouver modeste, la nonchalance trop travaillée n’est plus de la nonchalance. Il en va donc de la sprezzatura comme de nombreuses vertus. Quand la rébellion généralisée devient un conformisme sans risque ni conséquence, elle devient son propre simulacre. Quand la quête d’originalité pousse aux extravagances les plus voyantes, on quitte le domaine de l’élégance pour entrer dans celui de l'homme-sandwich.
Quand la décontraction commence à se mesurer au centimètre de petit pan de cravate qui dépasse, le gentleman passe de la douce et charmante imprécision de la nonchalance (même si elle est un peu calculée) au calcul froid et millimétré du géomètre.
N’oublions pas que le concept de sprezzatura dans le « Livre du Courtisan » (Il Libro del Cortegiano, 1528) de Baldassare Castiglione participe moins d’une recette décorative que d’une stratégie dans le dispositif courtisan. Il s’agissait à l'époque pour ce diplomate d’énumérer les qualités idéales du courtisan, c’est-à-dire celles qui lui permettaient de briller et de faire carrière.
Ainsi ceux qui se jettent sur la sprezzatura auraient-il négligé ses autres recommandations ? Par exemple : « J’estime que la principale et vraie profession du courtisan doit être celle des armes » (il ajoute la pratique de la chasse, du jeu de paume et d'autres activités qui « requièrent beaucoup de valeur virile »). Or, il n’aura échappé à personne que la société de cour décrite par Norbert Elias, dans son ouvrage éponyme, n’existe plus. Désolé de l’apprendre aux éventuels nostalgiques mais ce ne sont pas vos double-boucles qui vous feront obtenir une audience auprès du Roi. Les talons rouges n’existent plus. Et quelle est la réelle valeur d'une élégance « tactique » qui ne se déploie que pour les bénéfices qu’elle peut engendrer ?N’oublions pas non plus que dans le dialogue du « Livre du Courtisan » de Castiglione, on trouve aussi une critique de la sprezzatura :
« Ne vous apercevez-vous pas que ce que vous appelez sprezzatura […] est de la véritable affectation ? […] Quand elle dépasse les limites du juste milieu, cette sprezzatura est affectée et malséante, et produit un résultat contraire à celui recherché ».
Il semble donc essentiel de rappeler que derrière la sprezzatura, se cache avant tout un éloge de l’équilibre. Castiglione applique ces idées à la musique, à la peinture, au comportement ainsi qu'à la parole : le bon goût est alors le refus de la consonance trop parfaite et de la dissonance trop affectée.
Etre "branché" n'est pas un état d'esprit. C'est un fait de la vie. Vous ne décidez pas d'être, ou non, "branché", cela arrive tout simplement, ou pas.
Comme le rappelait Cannonball Adderley :
« You got a lot of people who are supposed to be hip. And they act like they’re supposed to be hip, which makes a big difference. Hipness is not a state of mind. Hipness is a fact of life. You don’t decide you’re hip, it just happens that way ».
Live in New York, 1962
Après tout, n’oublions jamais ce dont la sprezzatura — l’arte di cellare l’arte — est l’imitation : un idéal de naturel.
À trop penser aux succédanés de la nonchalance, l’élégance ne devient vite qu’une sale manie.C’est ainsi que la spontanéité devient trop visiblement calculée. Avant de devenir une affectation ultra-conformiste, le jean déchiré était censé évoquer un souverain dédain de son apparence. Cette attitude est d’ailleurs à la source de toutes les préciosités du style pseudo-négligé : les baskets avec le costume, le chapeau aux bords déglingués, l’ourlet de jean façon pêche aux moules. Mais comme cette façon de faire semblant de ne pas se soucier de ses tenues ne trompe plus personne, on tombe alors dans une mise en abîme permanente où chacun devient un professionnel de l’apparence, chacun admirant (et copiant) les «trucs » des autres pour faire encore plus casual…
Dès que l'on commence à en faire profession, la classe disparaît : ainsi Miles Davis brandissait sa cool attitude au point d’en faire un artifice, un gimmick, une marque de fabrique mécanique. C'est ce que rappelle le tromboniste et journaliste Mike Zwerin en parlant de sa façon d'imiter Miles et de prendre une pose pour donner l’impression d’être cool, avec son air avachi et ses lunettes de soleil portées la nuit :
« I noticed Miles Davis standing in a dark corner. I tried harder because Miles was playing with Bird (Charlie Parker). Miles always seemed to be standing in dark corners. He came over as I packed around three. I slunk into a cool slouch. I used to practise cool slouches. We were both wearing shades. »
1998, notes de l’album de 1949 Birth of the Cool
L’élégance n’est pas dans les vêtements eux-mêmes mais dans l’effort de leur coordination. Or la distinction véritable n'arrive que lorsque vous devenez capable d'oublier ces efforts (voire de ne plus en faire). Si vous exposez vos efforts de façon permanente, vous entrez dans une sorte d'auto-surveillance destructrice et liberticide et vous vous éloignez de l'élégance, la vraie. Ne soyez donc pas obsédé par vos tenues. Habillez vous avec goût et soin, cela suffit largement. Nul besoin d'en faire trop dans un monde où il est devenu si facile de sortir du lot.
Après tout, dans le débat entre l’être et le paraître, entre le style et la substance, l’un finit toujours par rattraper l’autre.
C’est bien le cas d’une référence comme le Duc de Windsor, souverain éphémère et partisan hitlérien : son application à paraître décontracté et à ne pas respecter les normes vestimentaires, malgré certaines réussites visuelles incontestables, a fini par ne laisser de lui que l'image d’un égoïste stupide, et d’un pur oisif dont la flamboyance était celle de la vacuité.