Gentlemen,
le marketing de la tradition est partout et bouscule tout sur son passage.
Il ne se passe en effet désormais plus une semaine sans qu'une vieille entreprise oubliée de tous ne renaisse de ses cendres ou sans qu'une autre ne se découvre subitement un vague petit cousin par alliance ayant fait un stage dans une usine de cuir et lui permettant de se "vieillir" allègrement de 50 ans en s'inventant de toutes pièces une belle histoire de tradition familiale et de transmission. Eh oui en 2013, "established 1932" ça sonne définitivement beaucoup mieux que "fondé l'année dernière". Et visiblement, c'est bon pour les ventes.
Il y a même des gens dont c'est désormais le métier : repérer puis acheter pour une bouchée de pain un nom tombé en désuétude mais sur un marché porteur, réunir quelques archives, les transformer plus ou moins habilement en saga familiale et mettre le tout en vente (pour beaucoup plus cher) sur un marché où la moindre petite histoire de famille ou le moindre savoir-faire, même insignifiant, devient un atout (un "pitch" comme on dit) pour les story-teller professionnels.
Il n'est pas très loin pourtant le temps où les rides, surtout "corporate", ne faisaient pas recette. Le temps où il fallait faire "jeune" à tout prix et où l'on avait plutôt tendance à planquer la photo de l'Oncle Robert qui, tout stagiaire sérieux qu'il fut, ne faisait pas, loin de là, la fierté de la famille. Le temps où les publicitaires rivalisaient de créativité pour donner un coup de jeune (littéralement) aux marques dont ils avaient la responsabilité en glorifiant aveuglement un futur, par définition, brillant et un passé par définition... passé et ringard.
Pourtant aujourd'hui les publicitaires font exactement l'inverse : ils rivalisent toujours de créativité mais pour précisément donner un coup de vieux à leurs marques et surtout pour "faire traditionnel" à tout prix, s'étant aperçu rapidement que les hommes (plus que les femmes d'ailleurs) redevenaient sensibles aux valeurs de savoir-faire, de tradition et de pérennité. Pas les valeurs de leurs pères, mais plutôt celles de leurs grands-pères.
Il faut dire qu'ils sont magnifiquement aidés en cela par les grandes maisons de luxe (tous domaines confondus) qui ont compris depuis longtemps (sic), que la tradition faisait vendre et qui en font aujourd'hui des tonnes sur le geste artisanal et la conservation des savoir-faire, en prenant même parfois quelques libertés douteuses avec la réalité historique.
Dans cette overdose de marketing de la famille, de la poussière et de la patine, il devient donc de plus en plus difficile de s'y retrouver, surtout pour le grand public qui, par ailleurs, semble petit à petit s'éloigner des marques pour se rapprocher timidement mais surement des produits.
Mais dans cet imbroglio historico-commercial certaines maisons font cependant la différence.
Moynat est incontestablement l'une d'entre elles.
Pourtant, lorsque Bernard Arnault en personne décide, presque par surprise - du moins pour le grand public non au fait des probables rivalités avec certains glorieux concurrents en toile de fond de cette renaissance - de relancer Moynat, une vieille gloire de la malle parisienne en 2012, tout porte à croire à l'époque qu'il ne s'agit en réalité que d'une belle histoire purement commerciale, fondée sur quelques belles archives et sur un nom pour le moins obscur, même pour les aficionados des beaux bagages.
Il faut dire qu'au démarrage tout est réuni pour interpeller : un nom tombé dans les oubliettes depuis les années 70, des archives certes intéressantes mais pas plus spectaculaires que celles de certains confrères du quartier et un univers entier à ré-interprêter si ce n'est à ré-inventer afin de se (re)trouver une identité et, surtout, une clientèle. Car dans ce secteur du bagage de grand luxe, parisien par excellence, les clients sont généralement aussi fortunés que fidèles et en conquérir de nouveaux n'est pas une mince affaire, surtout dans cette gamme de prix.
Pourtant, Moynat va immédiatement émerger sur le marché en faisant voler en éclat cet arrière-goût artificiel (quelle que soit sa réalité) et en proposant dès le démarrage des bagages et des sacs de ville et de voyage d'une élégance inouïe et d'une discrétion confondante (dont certains modèles pour femmes absolument splendides).
Le secret de Moynat ? Bien plus que les archives, le nom ou l'héritage du malletier, c'est l'homme choisi personnellement par Bernard Arnault pour prendre en main le style du nouveau Moynat. Le discret Ramesh Nair.
Ce designer indien, ayant fait ses armes chez Hermès auprès de Martin Margiela puis de Jean Paul Gaultier, est sans doute l'un secrets les mieux gardés du Groupe LVMH. Peu médiatisé à ce jour, il fait pourtant partie de cette nouvelle catégorie de créateurs dont la mission, particulièrement complexe, consiste tout à la fois à ré-interpréter, moderniser, ré-inventer mais aussi à protéger et à développer un héritage ou une oeuvre dont ils ne sont pas les auteurs. Ou, pour le dire autrement, d'une nouvelle génération de directeurs artistiques de maisons historiques dont la charge consiste à être modernes c'est à dire "à capter l'éternel dans le transitoire" comme l'écrit si bien Charles Baudelaire dans le chapitre intitulé La Modernité, dans son "éloge de Constantin Guys" publiée en 1863.
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"Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable."
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Il y a quelques mois, en pleine écriture du chapitre consacré à Guerlain pour mon livre "The Parisian Gentleman" à paraître en 2015 chez Thames & Hudson, j'ai eu la joie de passer quelques moments passionnants avec Thierry Wasser, le parfumeur de Guerlain. A cette occasion il m'a expliqué en détails la nature de son travail de parfumeur (de "nez" comme il convient de dire même si j'avoue ne pas aimer cette appellation) et notamment comment il travaillait avec le fameux "grand livre des formules" de Guerlain, un livre mystérieux, écrit à la main et consignant toutes les formules et les secrets de fabrication du fantastique patrimoine olfactif de la famille Guerlain, depuis cinq générations.
C'est à la suite à cette entrevue que je me suis mis à réfléchir sur la nature profonde du travail de ces artistes d'un genre nouveau comme Thierry Wasser ou Ramesh Nair qui, dans des domaines différents, partagent la même lourde responsabilité : celle de protéger et de développer un héritage tout en le modernisant ou, pour inverser la proposition, qui ont pour devoir de s'appuyer sur un patrimoine stylistique (olfactif pour Guerlain, graphique pour Moynat) parfois très fort dans toutes leurs créations comme la célèbre et mystérieuse Guerlinade pour Wasser ou les malles automobiles à fond concave pour Nair.
J'en suis arrivé à l'idée (ou plutôt à l'intuition) que ce travail éminemment complexe et virtuose, se rapprochait finalement très fortement de celui du copiste qui, avant l'invention de l'imprimerie, avait pour mission, au delà de la simple recopie d'un texte, d'annoter, d'améliorer et de moderniser ce dernier pour en faciliter sa compréhension et sa transmission. D'ailleurs à certaines époques, le nom de l'auteur originel en venait très souvent à être oublié au fil des versions annotées et modifiées par les différentes générations d'artistes-copistes.
Je trouve cette analogie particulièrement adaptée au travail de créateurs comme Wasser ou Nair.
Chez Moynat, Ramesh Nair va d'ailleurs s'avérer être un orfèvre (si j'ose dire) en la matière et va réussir le tour de force, presque paradoxal eu égard à ce qui précède, de proposer très vite des bagages très originaux et à très forte personnalité, allant même jusqu'à brouiller les pistes en termes de genre.
Et là où d'autres designers se seraient sans doute évertués à donner un air désuet voire "old money" à leurs créations pour respecter le style des archives maison (ce que d'autres font très bien par ailleurs) et l'esprit des malletiers de la grande époque, Ramesh Nair va prendre tout le monde à contre-pied en adoptant la démarche inverse et en proposant des objets d'une sobriété absolue et d'une modernité époustouflante .
Et même si le discret Guillaume Davin, le président de Moynat, parle avec beaucoup de conviction de l'héritage de Pauline Moynat, seule femme importante dans ce milieu éminemment masculin, on ne m'enlèvera pas de la tête que le succès grandissant de Moynat a au moins autant à voir avec le talent et la vision de Nair qu'avec l'héritage du malletier parisien, si qualitatif soit-il.
Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder les premières collections Moynat lancées depuis 2012. Il s'agit, à l'évidence, d'un travail de dessin de très haut niveau et pas uniquement d'une adaptation, même scrupuleuse, d'archives historiques. En ce sens Nair n'est sans doute pas le plus orthodoxe ni le plus fidèle des copistes modernes, mais il est très certainement l'un des plus talentueux d'entre eux.
Evidemment, certains codes propres à la marque sont soigneusement revisités, comme le fond convexe du merveilleux attaché-case Limousine, en référence à la forme des anciennes malles automobiles ou les systèmes de fermoir, protégés par des brevets.
Mais l'essentiel est définitivement ailleurs.
Et c'est précisément ce qui est séduisant dans ce projet qui s'avère, finalement, être très différent des autres par la liberté qui est vraiment laissée à un artiste de "jouer" avec un héritage plutôt que de se laisser écraser par celui-ci.
Voilà pourquoi j'aime Moynat.
Cheers, HUGO
A noter l'ouverture récente d'une superbe boutique Moynat à Londres, juste en façe du Connaught Hotel où officie notre Hélène Daroze nationale. En voici quelques photos fraichement rapportées de Mayfair par notre ami Andy Barnham.