Article coécrit par Agathe Vieillard-Baron et Léon Luchart
Si vous passez un peu de temps sur Instagram, vous aurez constaté depuis un moment déjà que l’expression « old money » fleurit de toutes parts. Sous cette appellation, on trouve un contenu très codifié : des montages sous forme de reels, mettant en scène de riches héritiers ou des acteurs célèbres, dans leur villa ou en voyage. L’objectif ? Soumettre de belles photos (car il faut le dire, elles ont souvent un certain cachet) et goûter à l’enchantement d’un vintage fantasmé. Ce contenu peut être assez addictif, surtout pour les plus jeunes générations qui découvriraient à cette occasion une partie méconnue de la garde-robe masculine.
Notez que Dr. Michael Gesell avait déjà consacré en 2015 un article à cette question, en se concentrant sur certains codes sociaux qui définissent les cercles aristocratiques européens. Un concept essentiel en ressortait : l’importance du « quiet luxury » (ou « refus de l’ostentatoire »), thème que nous allons explorer dans cet article et dont Sonya vous parle pour sa part dans une vidéo de la chaîne Sartorial Talks.
Une « esthétique » - comme traduction du terme anglais « aesthetic » - fait appel à une forme d’imaginaire collectif et se fonde sur un réseau de références littéraires, picturales, photographiques, cinématographiques, ou musicales. Celles-ci ne manquent pas, quand il s’agit d’aborder le style old money, les formats vidéo courts ou photographiques ayant permis, via le jeu des réseaux sociaux, le succès et la communication d’une esthétique devenue tendance.
Du point de vue littéraire, la génération d’auteurs de l’entre-deux guerres, tels Francis Scott Fitzgerald, font de cette dénomination un enjeu social, avant qu’elle ne fonde un nouvel imaginaire. La division entre old money et new money est au coeur du système esquissé dans The Great Gatsby, la première catégorie héritant d’une classe aristocratique et industrielle conservatrice, et étant incarnée par le personnage de Daisy, tandis que la seconde, représentée par le personnage de Gatsby, relève d’une élite nouvelle qui cherche à établir sa légitimité sociale. La classe old money tire son prestige intangible de son éducation classique, et de la frontière invisible maintenue entre cette catégorie, et le reste du monde. Et cette frontière est celle qui rend impossible la liaison entre Gatsby et Daisy : We see just how important wealth isn’t. All the money in the world can’t make Gatsby « worth » Daisy.
Un autre espace imaginaire propre au style old money n’est autre que la Riviera, comme lieu de villégiature prisé par la haute société. La côte italienne, à Portofino, Camogli, ou Cinque Terre, séduit et fascine aristocrates et aventuriers. L’ouvrage Mr Ripley de Patricia Highsmith (1955), - adapté à deux reprises, dans Plein Soleil (1960), de René Clément, avec Alain Delon et Marie Laforêt, et dans le film The Talented Mr Ripley (1999), d’Anthony Minghella, avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow ou encore Cate Blanchett - met ainsi en scène les vacances en Italie d’un riche héritier et de sa fiancée, et explore les codes de cette classe sociale, dans laquelle un jeune ambitieux tâche de s’immiscer.
Un des luxes les plus inestimables n’est autre que celui de l’oisiveté, qui fait du voyage le théâtre des loisirs infinis, à condition, bien sûr, de tout prendre avec légèreté - «Voir Venise et mourir», c’est ce que l’on dit, n’est-ce pas ? A moins que ce ne soit Rome ? se demande Dickie dans The Talented Mr Ripley.
La musique n’est pas en reste dans la constitution de cet imaginaire : il suffit d'entrer dans un moteur de recherche les termes « old money music » pour voir fleurir des suggestions de playlists supposées vous plonger dans l’atmosphère de la jet set et de ses soirées, d’une mélancolie savamment étudiée. Lana del Rey - qui se réclame de l’« Hollywood sadcore » -, mais aussi Amy Winehouse ou encore Frank Sinatra, tels sont les artistes sollicités afin de susciter cet imaginaire. Des tubes originaux - « Old but gold » - à la recréation méticuleuse d’atmosphères rếvées, tout est fait pour offrir un paysage musical nostalgique.
Il est difficile d’écrire ces lignes sans penser à un sentiment de nostalgie que l’on peut éprouver à l’égard d’une époque, ou d’un lieu, que l’on n’a jamais connus. La romantisation du passé à travers le prisme old money donne accès, via les media que sont la littérature, le cinéma ou la musique, à un espace imaginaire aussi séduisant et captivant qu’il se révèle correspondre à une infime fraction de la réalité historique et sociale.
Comment expliquer le succès de ces références dans une époque ambivalente, qui romantise le passé tout en occultant ses aspects plus ambigus ? En ce qui concerne l’esthétique old money, il semble que ce soit le cinéma qui ait eu l’impact le plus remarquable, notamment lors de la sortie de The Great Gatsby, en 2013. Des séries comme Brideshead Revisited (1981), The Crown (dont la diffusion a commencé en 2016) ou Succession (2018-2023) mettent également en scène les gloires et les affres de l’aristocratie et des familles industrielles, associant à celles-ci une imagerie élégante et raffinée.
D’un point de vue vestimentaire, le style old money privilégie l’élégance sobre : les hommes ne portent pas forcément de costumes complets, et leur préfèrent des tenues sport comme les blazers, les polos et les bermudas. Pour ce qui est des couleurs, on observe dans la myriade d’images circulant sur Instagram des vêtements aux teintes claires (blanc, blanc cassé, crème, marron léger, qui suivent généralement assez bien le décor), mais aussi des noirs et des bleus marines. Les femmes ont un rayon d’action encore plus large, incluant ou non la robe. On observe des blancs mais aussi des coloris pastels (bleus, roses), ainsi que des accessoires majeurs : le chapeau, les gants, les lunettes de soleil. Exception notable : les événements dits formels, comme les mariages et les soirées à l’opéra, au cours desquels le smoking et la robe de soirée font leur entrée.
En réalité, la notion de style old money peut connaître de nombreuses variations. Certains y superposent le style Ivy League ou encore le glamour des stars hollywoodiennes – qui sont pourtant, comme nous venons de le voir, l’inverse même de l’idée de « vieille fortune ». Est-ce un mal pour autant ? Non. Ce type de phénomène est connu, et il suffit de taper « dandy » ou « power suit » pour obtenir d’autres résultats tout aussi étonnants. Toute étiquette est vouée à véhiculer avec elle une quantité importante de tendances possiblement contradictoires – mais l’essentiel reste que le phénomène est là, et qu’il faut bien reconnaître qu’il s’impose.
Il y a une demande et une curiosité autour du style old money, parce que ce dernier propose autre chose que son prédécesseur, le casual-chic : il promet une vie qui tranche avec le quotidien de la masse. Le style old money commence certes avec un bermuda et un polo, mais il crée surtout l’espoir que le vêtement ouvre la voie à un train de vie somptueux, dont le décor serait fait de villas méridionales et de loisirs luxueux.
Loin de condamner cette tendance, nous invitons plutôt à chercher à la décrypter. C’est en observant des photos rattachées au style old money que l’on pourra comprendre ce qui fait l’harmonie d’un couple, la grâce d’un geste ou la nonchalance d’une posture. C’est en observant attentivement ces photos que l’on pourra devenir sensible aux belles matières, à l’importance de la coupe d’un vêtement – costume ou pas. C’est, enfin, en s’imprégnant de ces clichés qui nous renvoient à une époque ou un style de vie hors de portée que l’on apprend à reconnaître ce qu’un style classique suppose de bon goût. Car si l’opulence ou l’appartenance à une puissante famille ne seront jamais accessibles à tous, l’élégance, elle, peut s’acquérir à force de travail et d’efforts.
Photo de couverture par @roseandjulien