Chacun a entendu parler des nombreuses règles qui régissent le port des souliers.
Citons le célèbre « No brown in town », l’exigence du noir comme référence absolue, l’échelle de formalité allant du mocassin au richelieu en passant par le derby, ou encore l’infériorité esthétique du brogueing face aux bouts lisses.
Ces règles divisent souvent en deux camps ceux qui les respectent et ceux qui s’en affranchissent.
Entre la raideur des uns qui font de ce respect le signe d’un savoir et ceux qui mettent un point d’honneur à préférer des associations baroques sous prétexte de nonchalance libertaire, quel est le sens contemporain de ces règles d’un autre temps ?
L’époque où l’organisation sociale séparait nettement le temps passé à chasser sur ses terres et celui passé en ville pour ses affaires n’existe plus guère sous la forme qui était la sienne à la période victorienne et edwardienne.
L’opposition entre les tenues noires et grises de la ville et les tweeds marron et verts de la campagne a fait son temps. Les souliers accompagnant ces tenues, n’ont plus de raison d’être coordonnés à ces codes de couleur rigides. Les normes ont changé : les costumes en tweed trois pièces qu’on voit les domestiques de la série Downton Abbey porter hors de leur lieux de travail, étaient des marqueurs sociaux de rusticité… alors qu’ils seraient aujourd’hui considérés comme du plus grand dandysme.
Le code des couleurs n’a donc plus rien à voir avec l’époque où la règle du no brown in town avait cours et seul un snobisme décalé et arrogant en exigerait le respect. Pourtant, il en reste quelque chose, notamment l’idée que le marron, par ses multiples nuances, exprime la décontraction davantage que le noir qui exprime le formalisme. C’est un reliquat de la « chromophobie protestante » dont parle l’historien Michel Pastoureau.[1]
C’est aussi le sens de la règle No brown after 5.La série Downton Abbey et le roman Past Imperfect de Julian Fellowes donnent un aperçu des contraintes vestimentaires de la haute société aristocratique, notamment des changements de tenue quotidiennement répétés en fonction des activités. Dans la haute société, il était de bon ton de porter le white tie pour le repas du soir. De toute évidence, des souliers marron ne conviennent pas au port de la queue de pie — qui est restée la norme du formalisme jusqu’aux années soixante.
Dans Past Imperfect, Julian Fellowes s’amuse même à citer un aristocrate qui considérait encore le smoking comme trop casual (« Mais quand portez-vous le smoking, alors ? — Quand je dîne seul avec mon épouse »).
Aujourd’hui, nous sommes peu nombreux à dîner en habit, ce qui offre une plus grande liberté dans le choix des souliers. Reste que l’on associe encore une sortie nocturne ou un contexte formel avec des souliers noirs…
Les brogues, c’est-à-dire les souliers décorés de perforations, sont souvent considérés comme des souliers « fantaisie ». En quoi des brogues seraient-ils moins « élégants » que des bouts lisses ? On cite souvent l’origine paysanne des brogues mais cela fait longtemps que les trous ne servent plus à l’aération et au séchage de souliers boueux[2] et qu’ils sont purement décoratifs.
Pourquoi donc un ornement serait-il jugé moins élégant que son absence ?
Ce n’est pas un absolu : on peut après tout juger que le brogueing et autres surpiqûres ajoutent un cachet esthétique en soi. À ce titre, les brogues ne sont pas moins élégants, juste moins formels.
En effet, l’élégance est relative à des circonstances sociales. Il existe par exemple des souliers d’une grande beauté intrinsèque mais que l’on peut trouver très difficile à porter. On peut alors se demander s’il existe une façon de juger « en soi » qui se distinguerait de la beauté perçue dans un cadre social donné. Or, les vêtements n’ont justement d’autre fonction que sociale.
Imaginerait-on de porter des Satan de Corthay avec une patine rouge pour un enterrement ? Un costume à grands carreaux fenêtres de Paul Stuart avec des derby triple semelle couleur caramel pour une stricte réunion de travail ? Et après tout pourquoi pas ? Parce qu’un enterrement exige une forme de discrétion : les vêtements sombres expriment le retrait du souci de soi. Parce qu’une réunion de travail exige que les parties prenantes soient sur un pied d’égalité. Il peut être très délicat d’apporter une forme de concurrence sartoriale…
L’élégance est donc fonction du contexte car l’élégance témoigne d’un souci de soi… dans le regard de l’autre. Faire la mauvaise impression par égocentrisme show-off n’est pas élégant. Démontrer un souci des apparences excessif peut alors devenir signe de superficialité.
C’est d’ailleurs une des raisons d’être des lois somptuaires du XVIe siècle,[3] dont certaines d’inspiration protestante, proscrivant les souliers trop voyants et fantaisistes : « Les souliers échancrés (fenestrati) furent défendus aux moines, comme une mode incompatible avec la modestie qu'exigeait leur état. La prohibition les atteignit aussi a Genève, mais ils y reparurent en 1555 : Calvin, assez minutieux dans ses réformes, employa sa merveilleuse autorité, afin que les magistrats de la République ne les tolérassent pas, et ils furent, en effet, mis à l'index. » (citation de Paul Lacroix et Alphonse Duchesne dans leur Histoire de la chaussure, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, 1852).
L’originalité sartoriale est donc à double-tranchant : en soulignant l’invention vestimentaire, elle attire l’attention sur le souci d’apparence, ce qui n’est pas toujours désirable et peut être mal perçu. Elle souligne évidemment l’écart avec ceux qui sont moins bien habillés, ce qui peut être considéré comme vexant et hautain.
Les « règles » concernant le port des souliers sont en réalité la trace de prescriptions sociales qui n’ont pas disparu mais qui se sont transformées ou se sont assouplies. Si, à une époque, les souliers marron ont pu être considérés comme déplacés, cela n’est plus le cas aujourd’hui et nulle condamnation ne pèse plus sur eux.
Reste que les formes complexes et originales, les associations de couleurs voyantes, sont par définition over the top. D’où le danger qui guette la recherche sartoriale — à chercher une élégance excessive, on l’annule : l’über-élégance ne l’est plus. Comme le rappelait le philosophe Vladimir Jankélévitch, il est des vertus que la conscience narcissique détruit : « Dès qu’on veut saisir la vertu, elle devient une caricature. Qui l’a trouvée l’a séance tenante reperdue. […] S’il n’est pas innocent, le bon mouvement s’est sur-le-champ transformé en vanité présomptueuse. Le héros risque de devenir un paon. » (Quelque part dans l’inachevé, p. 80 et p. 112).
Ne parlait-il pas là aussi de l’élégance ? Car les efforts pour l’atteindre ont tôt fait de verser dans une exubérance qui vient alors nier les vertus même de l’élégance. Mais l’élégance est-elle une vertu ou une faiblesse ?
A chacun sans doute de répondre à sa manière…
John Slamson.
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[1] Bleu, histoire d’une couleur, Seuil, 2000, p. 97. Nous reviendrons dans un prochain article sur les oppositions de couleurs dans le vestiaire masculin contemporain.
[2] Si cela a jamais été le cas — on imagine mal en quoi faire des trous dans ses chaussures permet de les préserver de l’humidité, ce qui les condamnerait à un usage unique… Le terme brogue, d’origine vraisemblablement gaélique, n’a jamais désigné les perforations elles-mêmes, sauf à l’époque du soulier moderne. Il décrivait le type de soulier que l’on trouvait dans les campagnes écossaises et irlandaises et était synonyme de rusticité. Cela a donné l’autre sens du mot brogue, qui signifie « fort accent écossais ou irlandais ». Les souliers décorés ont existé avant le XIXe siècle : les chaussures « tailladées » étaient même considérées comme fort chics au XVIe siècle selon l’Histoire de la chaussure, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours de Paul Lacroix et Alphonse Duchesne (1852).
[3] Outre ces positions morales, il y avait d’autres raisons, notamment économiques car les dépenses excessives pouvaient constituer un appauvrissement national réel du fait de l’importation de matières et d’étoffes précieuses qui constituaient une évasion de capitaux, sans parler de l’improductivité de capitaux investis dans les bijoux ou les fourrures. Il y avait aussi des facteurs qui concernaient le contrôle social : il fallait conserver une hiérarchie entre les classes et ne pas mélanger nobles et roturiers, grande noblesse, clergé, etc.
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Photo en-tête : Paolo Scafora Naples.
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