“A well-tied tie is the first serious step in life.”
Oscar Wilde (A Woman of No Importance)
On évoque souvent les origines britanniques de la cravate rayée, connues sous diverses appellations, comme « cravate club » en français ou repp ties en américain. On parle aussi de regimental ties. Il faut clarifier quelques éléments de langage car ces termes ne décrivent pas tout à fait la même chose.
Le mot rep(p), en anglais, provient du français « reps » qui désigne « une combinaison de croisement de fils de trame et chaîne », notamment dont les « côtes sont perpendiculaires aux lisières » (TLF) et concerne notamment le tissu d’ameublement. Le mot ne décrit donc pas les rayures elles-mêmes mais les effets de texture du tissage.
Toutes les cravates rayées ne sont pas en repp et un repp peut être uni. Pour éclairer cela, il suffit de savoir que le mot français provient lui-même… de l’anglais ! Il s’agit du mot rib : comme les côtes d’une cage thoracique ou les ondulations du sable sur une plage, rib désigne ce relief régulier et parallèle (il provient d’une racine indo-européenne signifiant « ce qui recouvre », « toiture »).
Pour les Britanniques, le terme générique est bien striped tie mais comme les cravates rayées possèdent une signification précise, on les décrit selon leur appartenance à un régiment (regimental tie), une université (college tie) ou aux nombreuses autres organisations sportives ou amicales (cricket club, drinking society, etc.).
Aujourd’hui, les écoles britanniques utilisent encore l’uniforme qui comprend le port de la cravate ou de couleurs ayant une valeur identitaire. Les études universitaires familiarisent encore davantage les Britanniques avec l’usage de la cravate (et du nœud papillon, bow-tie) dans le cadre d’une affiliation à une organisation.[1]
Oxford et Cambridge (dont la singularité est souvent résumée par un terme qui les fusionne, Oxbridge) sont les deux grandes universités anglaises qui ont donné le ton en la matière. Ces universités regroupent chacune une trentaine de colleges distincts, aux renoms et aux spécialités différentes.
Oxford et Cambridge font partie des rares lieux universitaires européens où l’on porte le black tie (ou dinner jacket ; « smoking » en français, tuxedo en américain) de manière relativement courante et où le white tie (« queue-de-pie ») est encore utilisé lors de cérémonies spécifiques, par exemple lors des festivités échevelées du May Ball.
La vie sociale est un aspect considérable des années que l’on passe à Oxbridge et il est très fréquent de recevoir de multiples invitations stipulant le dress codeattendu, à commencer par les événements rythmant la vie de chaque college où l’on porte ou non la gown (toge universitaire, dont les bords, la longueur, la fourrure et les couleurs indiquent une appartenance à une discipline et à un niveau : graduate, undergraduate, docteur, etc.).
La remise du diplôme de fin d’études est par exemple l’occasion de recommandations vestimentaires strictes (« Obvious pin-stripes are not permitted » ; « White bow tie with white ‘bands’ must be worn »).[2]
L’éducation sartoriale qui touche ainsi des milliers d’étudiants est davantage consacrée à l’apprentissage des normes sociales qu’à une recherche d’élégance personnelle.
Les cravates signifiant une appartenance semblent être apparues dans les années 1870. Le précurseur en la matière étant le I Zingari Cricket Club de Cambridge qui, en 1845, choisit de porter des couleurs noir, rouge et or pour symboliser le fait de quitter l’obscurité, de traverser le feu et d’atteindre la lumière.
L’histoire de St John’s College à Cambridge a permis de retracer un processus expliquant l’adoption des cravates rayées : c’est le General Athletic Club qui, vers 1895, a établi les couleurs qui sont aujourd’hui celle du college. Comme l’inscription au club sportif était obligatoire, l’appartenance au college et au club n’était plus distincte. Cela semble démontrer que les cravates universitaires proviennent en fait des clubs sportifs qui, au sein de chaque college, ont désiré se distinguer.[3] Pour résumer, on peut dire que nous devons aujourd’hui la survivance de codes héraldiques aux pratiques sportives nées à la fin du XIXe siècle…
À Oxbridge, il existe une cravate qui représente l’université dans son ensemble (avec le blason de l’université, et aussi une cravate distincte pour les anciens élèves), mais on déambule plus volontiers encore avec la cravate ou l’écharpe de son college propre.
Les divers motifs sont utilisés en fonction de circonstances particulières.
Chaque college possède au moins trois types de cravates. Les cravates rayées, souvent très colorées, sont plutôt réservées à un usage quotidien; celles portant le blason du collège sur fond sombre (bleu ou noir) pour le soir (repas au Formal Hall, par exemple). Il existe également une cravate d’été à fond blanc, utilisée notamment pour assister aux garden parties ou aux événements sportifs à partir du Easter Term.
Mais les cravates ne se réduisent pas à ces trois seuls modèles.
D’autres cravates correspondent à des affiliations plus spécifiques : à St John’s College, Cambridge, on dénombre pas moins d’une quinzaine de cravates différentes signalant de subtiles appartenances. A côté des trois cravates principales (rayée, blasonnée, d’été), d’autres cravates indiquent que celui qui la porte est membre de l’équipe d’aviron (Lady Margaret Boat Club), de rugby, de la chorale, de la Johnian Society, etc. Selon son activité, on peut donc légitimement porter un nombre impressionnant de cravates ![4]
St John’s College striped tie
St John’s College summer tie
St John’s College Eagle tie
St John’s College sports « first colors » tie
St John’s college crested tie (blasonnée)
A Cambridge, le fournisseur principal des étudiants et des touristes est Ryder & Amies, en face de Kings College, sur King’s Parade.
Il s’agissait à l’origine d’un tailleur, installé en 1864, Joseph Ryder, qui s’associa en 1896 à Edward Amies, membre de la chambre du commerce et futur maire de Cambridge. Il s’agit encore aujourd’hui d’une maison familiale (5e génération).
Cela fait longtemps que la maison n’est plus un tailleur et fournit essentiellement des souvenirs aux touristes. Mais Ryder & Amies conserve une fonction éminemment locale : vente et location de toges, cravates et écharpes correspondant aux couleurs de chaque college de Cambridge University.
Steven Chambelain, de Ryder & Amies, et descendant de Edward Amies,[5] a bien voulu révéler quelques détails de la fabrication de leurs cravates.
Pouvez-vous nous donner une idée de la construction de vos cravates ?
Les cravates que nous produisons en petites quantités sont encore réalisées entièrement à la main. Si nous avons de plus grandes quantités à fournir, alors la doublure est réalisée à la machine et finie à la main. Nous utilisons un fil de réserve et une soie tissée assez épaisse. La largeur des cravates est de 3 ½” au bout et la longueur de 56”… nous sommes encore en inches ! Les métiers à tisser sont en feetet inches — comme nos couturières !
Les cravates sont-elles fabriquées en Angleterre?
Cela dépend. Si nous avons le temps, la majeure partie est faite à l’étranger. Pour les quantités moins importantes et les urgences, nous fabriquons en Angleterre.
Quand Ryder & Amies a-t-il cessé son activité de tailleur?
Nous avons arrêté de fournir un service de tailleur complet quand notre dernier tailleur est parti à la retraite dans les années quatre-vingt. Nous avons un petit atelier en périphérie de Cambridge où nous fabriquons nous-mêmes toutes les écharpes et les toges. Nous avons des couturières qui sont avec nous depuis plus de vingt ans. Nous avons préféré abandonner les costumes pour nous concentrer sur les toges.
Quelle a été l’évolution des cravates ?
Rien n’a vraiment changé. Nous conservons la même qualité de soie, mais le polyester s’est amélioré.
Conservez-vous une documentation sur les motifs ? Les motifs ont-ils changé au cours du XXe siècle ?
Oui, nous avons deux grands cahiers avec des motifs qui ont plus d’un siècle. Les largeurs changent environ tous les dix ans selon les modes. Les cravates à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale étaient très courtes et sans doublure, pour deux raisons : les gentlemen portaient souvent des gilets, ce qui fait que la longueur de la cravate n’était pas un problème et, de plus, la soie manquait pendant et après la guerre, donc cela permettait de ne pas gaspiller de tissu.
Comment se sont créés les motifs des différents collèges ?
Les cravates de couleurs ont été en général élaborées conjointement par Ryder & Amies et chaque college. Les cravates blasonnées ou à motifs ont été créés à la fin des années 1940 en utilisant le blason de chaque college.
Avez-vous une liberté concernant les motifs ?
Une fois un motif créé par un club ou un college, nous en conservons le modèle. Nous apportons des conseils, mais en définitive, ce sont les clubs qui décident ce qu’ils préfèrent. Pour les écharpes, nous proposons un service en ligne de personnalisation pour les étudiants.
Outre Ryder & Amies, qui est le fournisseur historique des cravates de l’université, on trouve d’autres magasins. En particulier, A.E. Clothier qui est notamment spécialisé dans les variantes des couleurs principales, en particulier les motifs signalant les clubs sportifs (ainsi que les blazers clubs : mauve à bandes vertes, par exemple…).
Ede & Ravenscroft, le plus ancien tailleur au monde encore en activité (1689), doté des mandats royaux (Reine, Duc d’Edimbourg, Prince de Galles), possède également un magasin à Cambridge. Cette maison est spécialisée dans les diverses toges universitaires (et offre 10% de remise aux étudiants de l’université !) et autres vêtements d’apparat (ordres de chevalerie, etc.). Cette maison continue aussi son activité de tailleur, en sur mesure, demi-mesure et en prêt-à-porter.
Les cravates rayées britanniques présentent une particularité qui les rend peu banales : il faut être ancien membre de ces établissements pour pouvoir légitimement les porter. Ce sont donc moins des accessoires d’élégance que des marqueurs sociaux.
C’est ce que confirme la qualité de construction de ces cravates et de leurs motifs car les cravates sont produites pour un public captif qui ne recherche pas une véritable qualité de tissu, ni de construction, comme en témoigne l’existence de modèles en polyester à côté de ceux en soie.
D’autre part, la fonction héraldique l’emporte sur la fonction sartoriale : la possibilité de reconnaître le college à ses couleurs est plus importante que l’intérêt esthétique des couleurs ou de la largeur des bandes. Les cravates blasonnées sont évidemment d’une grande rigidité esthétique et ne permettent aucune personnalisation.
Aux Etats-Unis, Brooks Brothers osa dans les années vingt renverser l’orientation des rayures (qui descendent de l’épaule droite vers la gauche alors que les cravates anglaises descendent de l’épaule gauche vers la droite).
Depuis, l’élégance masculine a adopté les rayures et l’inventivité de leurs motifs ne reflète désormais plus d’affiliation.
Il ne faut cependant pas oublier que cette tradition continue d’exister et qu’elle reste très vive en Grande-Bretagne où la signification des rayures est bel et bien active.
John Slamson
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[1] Notons qu’aux Etats-Unis aussi, les universités possèdent des cravates à leurs couleurs même si ce folklore identitaire est, dans les faits, peu présent ou reporté sur d’autres articles vestimentaires moins formels.
[2] Paradoxe de notre temps : au sein de traditions aussi formelles, il est désormais accepté de porter une tenue gender neutral : suite aux pressions du syndicat étudiant Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender de Cambridge considérant que « the requirement for graduates to dress in the clothes traditionally associated with their sex was ‘distressing’ for some students », les hommes ont le droit de se présenter en jupe et les femmes en costume. Dans ses recommandations, au lieu de « tenue masculine » et « tenue féminine », Cambridge University adopte cette nouvelle obligation en proposant « option 1 » et « option 2 ».
[3] On se reportera à un petit article illustré d’image d’archives sur ce sujet : http://johnian.joh.cam.ac.uk/document.doc?id=75; pp. 50-58.
[4] Sans parler du folklore : selon des sources sûres (et secrètes), une cravate avec pour motif un robinet a existé à Cambridge dans les années cinquante. Elle ne pouvait être portée que par les hommes qui pouvaient se vanter d’avoir pris un bain à Girton, Newnham et New Hall College qui étaient des colleges uniquement féminins…
[5] Ryder & Amies, 22 King’s Parade, CambridgeCB2 1SP. www.ryderamies.co.uk