Le vêtement et les apparences

Dr John SLAMSON
11/8/2019
Le vêtement et les apparences

Il parait que nous vivons dans une « culture de l’image ».

Outre la pompeuse présomption qu’il y a à parler de « culture » pour décrire les agressions visuelles de la publicité et la consultation maniaque d’écrans, il n’est pas certain que les images aient jamais eu moins de présence. Peut-être possédaient-elles jadis une vivacité symbolique qui nous échappe aujourd’hui, et ne se réduisaient-elles pas à cette prolifération quantitative à laquelle on peine à échapper. On peut en tout cas se demander si la quête d’images parfaites, arrangées, idéales que nous proposent les réseaux sociaux ne correspond pas à une évasion illusoire et creuse. Combien d’assiettes de pâtes, de couchers de soleils et de mannequins à l’impeccable plastique pouvons-nous vraiment supporter ?

Mais le vêtement, lui, est paradoxal.

On pourra en parler tant et plus, disserter sur ses subtilités et ses usages, il n’en reste pas moins que, pour s’extasier sur une boutonnière milanaise, un montage Goodyear ou une épaule pagode, il est nécessaire de les voir. En effet, dans le domaine du vêtement, il est difficile d’éviter la fascination spéculaire qui définit l’intérêt même que nous lui portons. Car la traditionnelle défiance envers les apparences n’a en effet pas de raison d’être dans le domaine… de l’apparence.

Le mensonge insidieux qui rôde dans les sollicitations des publicitaires et des idéologues — aux méthodes étrangement similaires — nous agresse sans cesse de sophismes aux apparences de vertu. Nous savons bien pourtant que derrière les façades factices de la séduction se cachent les sordides calculs de l’intérêt. Mais nous sommes assaillis de toutes parts par les harangues des orateurs en quête de votes, des marchands d’art et d’idées, de gadgets et de bien-être en solde. Nous avons beau ne plus croire au vernis craquelé de délices illusoires toujours déçus par la réalité, nous subissons quand même le poids de ces pénibles intrusions dont l’aspect extérieur est toujours irréprochablement parfait, tel le glaçage virginal d’une pâtisserie virtuelle…

Face aux escroqueries de l’apparence et à l’évanescence d’une profondeur qui se dérobe, le monde sartorial est d’une franchise salutaire.

La texture d’un tissu se donne entièrement. La courbe d’un revers n’est pas un trompe-l’œil. Les perforations d’un richelieu brogue ne cachent rien. Le vêtement ne donne que ce qu’il a. Il tient ses promesses.

Le vêtement de mauvaise qualité le proclame aussi et il n’y a qu’à scruter un peu pour distinguer le mauvais cuir du bon, le tissu de luxe de la laine de base. Quant au style, il est ce qu’il est : c’est l’œil qui distinguera les épaules carrées ou naturelles, le cintrage ou le drapé, l’harmonie ou la banalité. Et chacun se fera son idée de ce qu’il trouve plaisant à l’œil. Dans l’œil, et uniquement dans l’œil, réside le pur plaisir de l’esthétique du quotidien qu’incarne le beau vêtement.

C’est peut-être cette innocence strictement dégagée des enjeux retors de la dissimulation qui fait une part de son attrait. On pourrait parler d’une sophistication de la superficie : l’apparence et rien que l’apparence — mais dans ses moindres détails.

Cela n’est pas sans rappeler le sport (lui-même la plupart du temps engoncé dans la vulgarité hystérique des placards publicitaires et d’une mise en spectacle superflue) quand il se résume au beau geste : la parfaite précision d’un ippon seoi nage fulgurant de Toshihiko Koga, le jaillissement discret d’une amortie croisée de Roger Federer, l’urgence gracieuse d’un envol de Clyde Drexler déposant l’orbe dans le panier ne sont pas étrangères aux lignes évidentes d’un richelieu de Yohei Fukuda ou de Stephane Jimenez, à la fluidité d’un veston de Camps de Luca ou de Cifonelli, ou à la resplendissante simplicité d’une cravate de Drake’s ou d'Howard's.

L’enchantement visuel est alors immédiat, et sa séduction sans discours. On peut bien sûr poursuivre par l’analyse technique, afin de prolonger le plaisir de la sidération initiale, mais la simple impression visuelle possède sa propre nécessité. Et elle s’arrête à ce plaisir.

Tout est dit dans l’apparence : elle n’est pas un masque mais une révélation. Comme le souligne Hegel dans son Introduction à l’Esthétique à propos de la vérité de l’art : « L’apparence même est essentielle à l’essence ; la vérité ne serait pas si elle ne paraissait pas ». Certes, en matière de vêtement, il n’est pas toujours question d’exprimer une profondeur, mais tout simplement de se vêtir parce que c’est une nécessité sociale — le nudisme n’étant pas encore devenu une revendication politique convaincante.

Le vêtement est-il alors une illusion ?

L’apparence choisie révèle l’image que l’on veut donner de soi. A cet égard, elle ne ment pas. Que cette image ne soit qu’une surface, nul ne le nie. Mais elle est vraie en tant que surface. Evidemment, on peut se méprendre sur une intention, se tromper sur l’effet de sa propre tenue. A l’heure où chacun voit midi à sa porte et où il n’y plus forcément d’unité de sens des signes vestimentaires, tous les malentendus sont possibles : on peut s’habiller avec recherche et être considéré comme terne ; se vêtir avec sobriété et être vu comme un dandy… Tout est dans le regard et le contexte.

Cela ne signifie donc pas que le beau en matière sartoriale ne soit pas le fruit de conventions et d’interprétations. Ni d’ailleurs que le vêtement échappe aux vantardises du commerce. Ni, enfin, qu’existe un snobisme du paraître.

Car soigner sa tenue ne proclame rien d’autre que ce soin, qui n’est ni profondeur ni superficialité : le souci esthétique peut être le reflet d’un légitime souci d’élégance ou bien verser dans l’esthétisme, creux ou hautain. Beauté de l’apparence, limites de l’apparence…

Apparat statutaire de l’empereur ou retrait minimaliste du moine : impossible d’échapper au paraître. Le vêtement embellit, signale ou anonymise. C’est un outil ou un plaisir, un encombrement ou une protection, mais il est radicalement inévitable.

Alors disons, qu’à tout prendre, et puisque nous sommes forcés de nous vêtir, autant être bien habillé…

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