Dans un récent entretien dans l'émission "Squak Box" sur la chaine américaine CNBC, l'homme d'affaires Chamath Palihapitiya, ancien cadre dirigeant chez AOL et chez Facebook, déclarait :
"Je pense que les outils d'aujourd'hui [les réseaux sociaux, ndt] sont en train de doucement ronger les fondements de notre société. Nous vivons dans un monde où il est devenu facile de confondre la popularité et la vérité et où il est désormais possible de payer pour amplifier ce en quoi vous croyez. Il est donc devenu possible de convaincre les gens que ce qui est populaire est nécessairement vrai, et par voie de conséquence, que ce qui n'est pas populaire ne doit sans doute pas être vrai..."
Ainsi la question posée devient la suivante : Est-il vraiment possible de payer pour manipuler les pensées d'autrui? Palihapitiya compare en effet nos interactions avec les médias sociaux à la prise intensive de drogues."
[Les réseaux sociaux] exploitent nos tendances naturelles à chercher à tout prix l'approbation d'autrui. Lorsque nous obtenons cette approbation tant désirée elle provoque alors une libération de dopamine dans notre cerveau, qui nous pousse à "réagir", et à en demander des doses de plus en plus fortes. L'étape suivante consiste alors à perdre toute sensibilité pour le monde réel qui nous entoure et à passer sa vie devant un écran d'ordinateur ou de smartphone..."
Bien que Chamath ne soit pas rentré dans les détails de comment il était possible de payer pour manipuler les consciences, nous n'avons pas besoin de chercher bien loin pour trouver des exemples : cela va d'acheter des boosts sur Facebook pour s'assurer que vos "followers" puissent voir vos publications (Facebook n'étant plus un réseau gratuit et obligeant les propriétaires de pages à payer pour avoir accès à leur public)... à l'acte sensiblement moins noble et beaucoup plus discutable consistant à acheter tout simplement ces mêmes "followers" sur Instagram par dizaines de milliers (pour quelques dizaines d'euros) afin de devenir du jour au lendemain un soit-disant "influenceur" ou pire, un personnage public autoproclamé (les plus roublards choisissant d'acheter des followers au compte-goutte, afin d'avoir l'air moins suspect).
L'émission de télévision d'où sont extraits les propos ci-dessus se poursuit d'ailleurs avec d'autres invités déclarant que nous sommes en fait tous devenus (plus ou moins) accrocs aux libérations de dopamine résultant de l'approbation d'autrui. Le seul test permettant vraiment de mesurer la gravité de votre addiction consiste alors à vous déconnecter pendant quelques heures et à chronométrer le moment où la crise de panique vous frappera de plein fouet.
Mais quel rapport avec le Pitti Uomo?
Le Pitti Uomo est le plus grand salon professionnel dédié au style masculin au monde, qui se tient à Florence en Italie deux fois par an en Janvier et en Juin.
La population habituelle du Pitti est constituée d'acheteurs et de vendeurs professionnels, de journalistes, de photographes mais aussi d'auto-promoteurs qui portent de beaux vêtements et qui se pavanent toute la journée dans l'espoir de se faire photographier et de transformer ces quelques prises de vue en un business "d'influenceur".
Il est impossible de nier le fait que les réseaux sociaux ont eu une influence monumentale dans la promotion - et la célébrité - de l'événement et des ses extravagances en tout genre. Une avalanche d'images d'hommes (et aujourd'hui de femmes) tirés à quatre épingles se répand ainsi sur tous les réseaux sociaux pendant et après l'événement. Et ce que tous les aspirants "influenceurs" ont fort bien compris, c'est que non seulement ces images vont circuler instantanément, mais qu'elle vont aussi durer de nombreuses années.
Il me semble donc important de se rendre compte que cette soif d'approbation dépasse désormais de loin le cadre de la simple discussion en face à face dans la vraie vie, avec un ou plusieurs individus. Cette fameuse approbation, nous la cherchons désormais chez des dizaines de milliers de personnes à la fois via les réseaux sociaux. Cette prise de conscience devrait nous inciter à ré-évaluer, chacun d'entre nous, la façon dont nous communiquons avec autrui, la façon dont nous écrivons et surtout à questionner nos intentions et nos motivations.
Ne serait-il pas grand temps de réfléchir aux conséquences du fait que l'interaction avec autrui se soit métamorphosée, en à peine quelques années, en une quête désespérée pour la plus grande popularité possible ?
Ne serait-il pas grand temps, également, de réfléchir pour qui nous écrivons (postons) ? Pour nous-mêmes ou pour notre audience ?
Un simple examen de conscience rapide nous permettrait de reconnaître, la plupart du temps, que nous sommes en train de tomber dans l'égocentrisme le plus primaire qui soit...
Nourrir ce besoin permanent d'être rassuré n'est pas sain et peut même devenir, pour certains, un genre de maladie – de la même manière que se gaver de bonbons Haribo peut être fort agréable sur l'instant, mais n'en demeure pas moins un danger pour notre santé et notre apparence.
Aujourd'hui, nous pouvons tous nous prendre (plus ou moins) pour des journalistes quand nous postons sur les réseaux sociaux.Mais souvenez-vous : Il y a un demi-siècle, de véritables journalistes cherchaient à écrire des histoires intéressantes, à stimuler la réflexion et les échanges intellectuels, à partager des anecdotes amusantes, ou à obtenir des réactions sur le sujet qu'ils abordaient. Ils prodiguaient aussi souvent des conseils fondés sur leur propre expérience et, bien entendu, ils diffusaient l'information.
Sommes-nous donc vraiment entré dans une ère où le plus important n'est plus d'informer ou de divertir mais d'impressionner autrui? Où notre unique quête serait de chercher désespérément notre prochaine dose de dopamine via les likes et les pouces levés?
Et à l'inverse, un déficit de feedbacks positifs aurait-t-il désormais le pouvoir de nous plonger dans la dépression et la dépréciation de notre amour-propre? Est-ce que le syndrome de DFPRS (Déficit de Feedbacks Positifs sur les Réseaux Sociaux) sera bientôt inscrit au célèbre DMS 5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) édité par l'Association des Psychiatres Américains ?
Malheureusement, tout ceci n'est pas le pitch d'un nouvel épisode de la série "Black Mirror" (par ailleurs excellente).Tout ceci est bien réel.
Efforçons-nous donc pour une fois de regarder le bref compte-rendu du Pitti 93 qui suit avec des yeux neufs, et apprécions le style pour ce qu'il est : une belle forme d'expression personnelle, et non pas un indice de popularité pour les individus photographiés.
Thetrendspotter.net fait fait la part belle à un retour en force du bleu marine.
Nous l'avions prédit ici dans ces colonnes il y a quelques années.
La boucle est bouclée : les micro-carreaux sont bel et bien prédominants aujourd'hui comme nous pouvons le constater sur ces photos tirées du compte-rendu du Pitti 93 de Gentleman Quarterly.
Le rapport du Styleforum est rempli de ces manteaux gris et verts (allant jusqu'au vert-menthe très clair). Les manteaux en laine Casentino sont toujours présents, mais dans des tonalités moins extravagantes qu'auparavant.
Le Pitti Immagine "Pitti 93 Report" met les projecteurs sur les sacs pour homme dans ces nombreuses images signées Adam Katz Sinding.
Nous devons admettre que nous nous attendions à une présence bien plus forte du velours côtelé au Pitti cette année... Nous en avons repéré quelques exemples de manière sporadique cette année... mais nous restons convaincu que le costume "Corduroy" sera la star incontestée du Pitti Uomo 95 (ceci est notre prédiction officielle).
Toujours "sur le coup", voici Erik Mannby, le rédacteur-en-chef de Plaza Uomo, portant un superbe costume en Corduroy réalisé par Jussi Hakkinen. Cette photo et la photo d'ouverture © Fabrizio Di Paolo.
Un autre superbe exemple ci-dessous tiré du reportage de GQ:
Globalement, le Pitti Uomo 93 fut, une fois encore, un festival d'expression personnelle, allant de la belle sobrieté aux tenues les plus extrêmes mais néanmoins (pour la plupart) bien pensées.Il semble désormais acquis que les hommes sont de mieux en mieux éduqués sur la chose sartoriale. C'est incontestablement l'effet positif de l'influence des médias de masse d'aujourd'hui (les réseaux sociaux).
Sans cette jungle d'images sur les réseaux sociaux et les commentaires qui les accompagnent, il est peut probable que les enfants dont les parents font partie de la génération du Baby Boom aient eu le moindre accès à la culture sartoriale. Nous comprenons à présent, avec le recul, que l'époque du baby boomer en chemisette à carreau portée avec un bermuda à motif camouflage et une paire de bottines de randonnée ne fut que de courte durée, et nous admettons bien volontiers que l'internet et les réseaux sociaux furent un véritable don du ciel pour le monde de l'élégance classique.
Toutefois les propos, sans doute quelque peu alarmistes de Chamath Palihapitiya cités en ouverture de ce papier doivent agir comme une piqûre de rappel : Faisons attention à la manière dont nous vivons notre vie, faisons attention à nos intentions, et à notre capacité à maintenir notre égo sous contrôle.
Car l'addiction, la prétention et une vie intégralement centrée sur la fierté personnelle ne fera toujours que ruiner le plus beau des costumes sur mesure et le plus beau des ensembles.