Précision sémantique avant de lire le texte afin de bien en saisir les nuances : les expressions "sur mesure" et "demi-mesure" sont ici employées de manière indifférenciée et décrivent un processus qui, s'il implique à chaque fois la prise de vos mesures, reste un processus industriel réalisé dans une usine de confection plus ou moins éloignée de nos cieux. L'expression "petite mesure" décrit le même processus auquel on ajoute quelques opérations et des finitions réalisées à la main. L'expression "grande mesure", quant à elle, décrit l'art tailleur traditionnel (le bespoke) qui implique de multiples essayages et où tout est réalisé à la main à partir d'un patronage unique. Hugo Jacomet.
Le philosophe Roger Scruton, décrivant un jour les vertus des vins de la commune de Marsannay, en Bourgogne, les caractérisa ainsi : « C’est comme le script d’un chef-d’œuvre à venir, il aiguise ainsi l’appétit pour quelque chose qu’il ne peut pas tout à fait offrir » (I Drink Therefore I Am, 2009). Telle est bien la description qu’on pourrait faire de la demi-mesure : un avant-goût de la grande mesure, avec ses satisfactions, ses plaisirs, mais aussi la légère frustration acidulée de ce qu’elle laisse entrevoir en s’approchant de ce qui reste hors de portée. Elle est ainsi l’antichambre nécessaire de la grande mesure.
Il faut parfois aller chercher dans les plis de l’évidence factuelle pour en comprendre les paradoxes. Prenons l’économie du costume. Si l’on en croit des articles alarmants, les chiffres sont sans appel : les ventes de costumes et de cravates sont en chute libre depuis dix ans. On serait ainsi passé de 3 millions de costumes vendus en un an à 1,4 entre 2011 et 2019.
Or, en réalité, la nouvelle n’est peut-être pas si dramatique. En effet, si le phénomène affecte le secteur dans son ensemble, cela signifie surtout que c’est le costume obligatoire et de qualité médiocre qui est en perte de vitesse. Et ces chiffres, par leur globalité, ne disent rien de la tendance inverse, à savoir l’essor du costume porté pour le simple plaisir de l’élégance. C’est peut-être ce qui explique que malgré la désaffection dont souffre le costume, les maisons de demi-mesure semblent se développer. L’élégance est peut-être ainsi devenue une niche, ce qui certes en transforme l’économie, sur des volumes plus réduits, mais en autorise aussi le redéploiement — notamment du côté de la veste dépareillée plutôt que du banal costume de bureau.
Car si le formalisme est effectivement dans une phase de retrait, l’envie et le besoin de distinction ne faiblissent pas. Et face à l’anonymat des costumes sans joie achetés auprès de vendeurs indifférents dans des grandes enseignes, on redécouvre le mode de consommation traditionnel du vêtement masculin : aller chez son tailleur.
Ce n’est pas qu’une question d’élégance, mais de rapport humain. Après une période de parenthèse de la pratique, une nouvelle génération découvre qu’il existe des professionnels à qui parler — de la même façon qu’on va chercher conseil chez son caviste plutôt que dans les rayonnages muets des sélection tristes ; chez son boucher au couteau savant plutôt que dans les frigos présentant de la bidoche prédécoupée ; chez son disquaire aux bacs opulents plutôt que dans les sélections musicales élaborées par des algorithmes qui ont choisi à votre place ce que vous alliez avaler.
La demi-mesure (aussi appelée « sur-mesure ») apporte donc quelque chose d’unique qui est au-delà du produit lui-même. C’est à la fois une rencontre et un moment, un échange et une découverte. Les salons de la demi-mesure ont chacun leur personnalité, comme les personnes qui les animent. On plonge donc dans une ambiance spécifique, parfois luxueuse, parfois modeste, moderne ou traditionnelle. Mais attention, tout ce qui porte le mot « mesure » n’est pas forcément à la hauteur de ce que ce terme magique fait miroiter.
De nombreux articles ont déjà été écrits pour tenter d’éclairer un domaine où les mots sont devenus trompeurs. Il faut cependant clarifier les choses, en particulier pour comprendre l’attrait irrationnel du mot « mesure ».
Dans un monde où disparaît l’artisanat et où la consommation prend la forme d’un choix en apparence gigantesque mais en réalité standardisé, le vêtement se présente aujourd’hui comme une molle et morne défroque accrochée à des portants en enfilade. Dans ce contexte, promettre du sur-mesure fait rêver car cela suggère le luxe et, surtout, l’unicité. Gardons-nous de céder à cette promesse sans lire les petits caractères qui la composent.
La « demi-mesure » ou le « sur mesure », c’est avant tout un mode de production. Concrètement, il s’agit de la fabrication plus ou moins industrialisée d’un costume à partir d’un ou plusieurs patron(s) standard. Ce patron est ensuite adapté aux mesures du client et à certaines de ses particularités physiques (asymétrie de la longueur des bras, de la hauteur des épaules, etc.).
Le mot « mesure » ne décrit cependant qu’un aspect du processus — lequel est en fait commun à la grande, petite et demi-mesure — celui qui concerne la prise en compte des mensurations du client.
Cela ne dit rien du travail à la main qui est normalement intégral dans le cas de la grande mesure ; partiel pour la petite mesure ; plus ou moins réduit selon les ateliers dans le cas de la demi-mesure. Notons qu’il existe aussi du prêt-à-porter de luxe entièrement réalisé à la main. Chaque maison aura donc un cahier des charges plus ou moins exigeant envers son fabricant : un même atelier peut ainsi produire des vêtements de très haute qualité et d’autres plus banals en fonction de la marque qui lui demandera telle ou telle prestation. Il existe donc un éventail très large de qualité car dans la demi-mesure, on trouve aussi bien des processus industriels massifs que des modes de fabrication qui peuvent s’approcher de la petite mesure en intégrant des finitions à la main.
Le mot « mesure » est même doublement trompeur car il ne dit rien non plus de la véritable différence avec la grande mesure (bespoke) : à savoir, la prise en compte de la morphologie du client et non simplement de sa taille. La demi-mesure — standardisation des patronages oblige — opère des réglages sur des gabarits et ne créé pas un patron pour chaque client. Il faut donc être attentif au(x) patronage(s) maison qui peut plus ou moins vous convenir : les bonnes maisons proposent souvent plusieurs coupes. Notons que, là où la grande mesure procèdera à autant d’essayages qu’il est nécessaire, la demi-mesure ne fait en général qu’un seul essayage prolongé par des retouches qui doivent être réduites au minimum sous peine de faire disparaître la rentabilité du processus. Le vêtement en demi-mesure repose donc sur la précision du travail en boutique pour qu’il soit transcrit par le travail d’un atelier, parfois fort lointain, lors de la fabrication.
Paradoxalement, ce qui fait tout l’intérêt de la demi-mesure est ailleurs que dans la mesure elle-même. Cela réside dans la possibilité de choisir les options stylistiques et le tissu, ce que le prêt-à-porter n’apporte pas, par définition. On peut ainsi concevoir soi-même son vêtement en fonction de ses préférences.
Cela signifie que l’on peut normalement déterminer la construction du vêtement (doublé, semi-doublé, non doublé ; entoilé, semi-entoilé, etc.), des épaules (naturelle, avec épaulette, avec rollino, etc.), des poches (plaquées, à rabat, en biais, avec ajout d’une poche ticket, etc.), la largeur des revers, l’ajout d’une boutonnière milanaise, etc. Il ne s’agit pas là d’une simple personnalisation ou de détails fantaisie, mais de l’allure même du vêtement : croisé, deux ou trois boutons, revers à pointes sont des options qui définissent le type de veste que vous voudrez élaborer. Il en va de même pour les pantalons (pinces, type de ceinture, etc.). On peut aussi, selon les maisons, demander plus ou moins de finitions à la main — prestation qui est facturée comme il se doit et rapproche la demi-mesure de la petite mesure.
À l’allure et à la construction s’ajoute le choix du tissu. Les maisons proposent en général une gamme étendue, en type et en prix, avec des références saisonnières et des classiques permanents. Là encore, le choix est sans commune mesure avec le prêt-à-porter. Quand on peut compulser des liasses de tissu et choisir entre des dizaines de tweed, de flanelle, de laines aux différentes caractéristiques (super 100s, 130s, 150s…), de mélanges de soie et de lin, de types de tissage (fresco, whipcord…), de motifs (rayure, carreaux, pied-de-poule, prince-de-galles…), de poids adaptés aux saisons, on peut véritablement composer à partir d’ingrédients de qualité pour définir un style en harmonie avec les nécessités pratiques. C’est peut-être là le véritable intérêt de la demi-mesure : concevoir des vestes dans des tissus qui ne se trouvent guère en prêt-à-porter.
Pour profiter au mieux de la demi-mesure, il faut en comprendre les limites. La demi-mesure ne peut pas atteindre les sommets de la grande mesure : elle ne travaille pas la morphologie individuelle, ne réalise pas de patronage personnel et n’affirme guère de style maison. La demi-mesure est produite par des marques, des manufactures et ne relève pas directement de l’artisanat au sens le plus noble qui est celui de la grande mesure et du travail à la main — sauf si justement, elle s’en rapproche en devenant « petite mesure », ce qui a un coût. Sachant cela, la demi-mesure offre un choix étendu, un certain travail autour du fit, et l’inestimable possibilité d’être intégralement maître de ses choix.
Il y a dans cet exercice de frustration raisonnée et de contentement maîtrisé de véritables enseignements, notamment la possibilité d’aiguiser son goût et sa garde-robe, de faire ses gammes. La demi-mesure permet ainsi quelque chose de rare : l’expression personnelle d’un style dont on décline les possibilités au fil des tissus, des saisons et des propositions de chaque maison.
L’écueil principal, surtout quand il s’agit d’un premier costume en demi-mesure, réside précisément dans le choix qui est offert. Il faut définir un projet avant de faire les choix définitifs et cerner les différentes variables qui caractérisent le vêtement. Principalement, il faut prendre en compte :
· Les circonstances dans lesquelles on portera le vêtement : business ou décontracté, quotidien ou exceptionnel. Cela permet de déterminer non seulement le style mais aussi la robustesse du tissu. Selon son activité, un usage au quotidien autorise des tissus plus ou moins fragiles.
· La saison à laquelle on destine le vêtement : été, hiver, mi-saison… Cela permet de choisir le poids du tissu ainsi que la construction (non doublé pour l’été, par exemple).
· Il faut aussi réfléchir aux compatibilités et aux complémentarités de sa garde-robe (de quelle couleur on a besoin, de quel type de tissu, etc.).
· Ensuite viennent des questions de préférences personnelles : on peut avoir envie d’un croisé, d’un deux boutons avec revers en pointe, d’une veste deux boutons, d’un revers avec cran parisien, etc. Il vaut mieux y réfléchir au préalable et ne pas se retrouver à hésiter devant l’ensemble des options. Les maisons sont parfaitement habituées à vous guider et sauront vous proposer tous les éléments nécessaires à votre choix. Reste que, sans une réflexion préliminaire, vous risquez, à l’issue de votre rendez-vous, d’avoir des regrets, de changer d’avis, d’avoir l’impression d’avoir été influencé ou au contraire de ne pas avoir assez écouté les conseils de votre interlocuteur.
· On ne saurait trop conseiller de démarrer « en douceur » avec une pièce polyvalente. Il serait autrement assez frustrant de disposer d’une veste magnifique mais très voyante qu’on ne pourra pas mettre fréquemment et qui risque de rester au fond du placard. À cet égard, il est assez intéressant de commander des pièces dépareillées car cela multiplie les possibilités de permutations avec d’autres éléments de sa garde-robe. Un pantalon gris moyen et un blazer bleu constituent une tenue autonome, mais le pantalon ira avec d’autres vestes et le blazer avec d’autres pantalons. Evidemment, il faut alors prendre en compte la compatibilité des types de tissus.
· Pour une première commande, il est également préférable de ne pas se perdre dans l’océan de détails sartoriaux et de définir des priorités. Il est en effet terriblement tentant de multiplier les détails pour la simple raison qu’ils sont soudain accessibles : poche ticket, boutonnières ouvertes, braguette boutonnée, milanaise, doubles surpiqûres, monogramme personnalisé… On n’en finirait plus d’ajouter des complications en oubliant que l’allure du costume repose tout de même davantage sur la construction de l’épaule ou du revers que sur le nombre de poches intérieures ou la fantaisie de la doublure. Il faut donc se connaître un peu soi-même pour savoir ce que l’on désire vraiment et ce qui apporte une véritable plus-value stylistique.
A suivre : le guide du sur-mesure à Paris.