J'étais incrédule. Maintenant je suis inconsolable.
La nouvelle se répand : le costume, élément essentiel du style masculin depuis maintenant plus de deux cents ans est en train d'être mis en pièces. Dans le numéro de mars du GQ anglais, Trevor Dolby affirme que « les jours du costume sont comptés ».[i] Et comme de collusion contre la prima donna du vestiaire masculin, le chroniqueur David Hayes de rajouter que de nombreux hommes commencent à « remettre en question le costume traditionnel ».[ii]
A la prochaine, deux pièces ! A jamais, trois pièces ! Si ces commentateurs ont raison, nous sommes sur le point de pénétrer dans le glorieux nouveau monde du mix & match (mélanger & accorder, ndt) .
La dénonciation du costume par Trevor Dolby s'appuie cependant sur un vrai bagage sartorial. Son principal grief ? Les costumes font transpirer. En même temps, il s'attendait à quoi, l'adolescent bouillonnant d'hormones, à porter un trois pièces dans un nightclub de Birmingham ?
De nos jours, Dolby ne porte plus la veste que par « courtoisie », comme si les hommes portant des vestes avaient besoin d'être ménagés. Mais sa réforme sartoriale ne s'arrête pas là. Abandonner la veste veut dire abandonner la cravate. Il faut aussi remplacer les pantalons par des... jeans. Des jeans.
La critique de Hayes envers le costume est moins iconoclaste. Elle s'appuie sur des conversations avec des insiders, comme le directeur créatif de Z Zegna et l'éditeur de Mr Porter, qui constatent que les pièces dépareillées sont de plus en plus populaires. Plusieurs raisons sont avancées pour justifier ce remaniement : les hommes sont de plus en plus confiants en leur capacité à s'habiller, et par extension, leur désir d'exprimer leur personnalité via leurs tenues grandit. La frontière entre les tenues de travail et de loisir se floute de plus en plus. Les tenues formelles paraissent de plus en plus surannées et de moins en moins nécessaires. La relative profusion des tailleurs pour hommes, qui créent de belles pièces moins conventionnelles, ou en tous cas non traditionelles, y contribue également, tout comme les nombreux attraits qu'offrent un style dépareillé « old school ».
En réalité, cette chaine de causalité s'est développée sur le long cours et... pas toujours au détriment du costume; c'est même plutôt le contraire. Une confiance accrue en ses capacités à se vêtir, l'absence de division claire entre le travail et les loisirs, la montée en puissance de tailleurs n'ayant pas peur d'innover et le regain d'appréciation pour un style old school, ont également, à l'inverse, contribué à créer un mini-revival pour le costume. Le trois pièces est bien plus courant maintenant qu'il y a cinq ans, et le marché des accessoires atteint des sommets rarement atteints. Les pochettes, pinces à cravates et autres boutons de manchettes se font de moins en moins rares. Alors, pourquoi ces prédictions alarmistes, pratiquement à contre-courant de l'air du temps ?
Il s'agit d'un cas d'Hybris et de Nemesis, au moins en partie : Le costume est victime de sa popularité. Pour paraphraser Grace Coddington, directrice créative chez Vogue USA, comme elle l'observe dans ses mémoires, "dès qu'un style devient la norme, il se retrouve supplanté par quelque chose de différent."[iii] La définition même, en somme, des caprices de la mode.
Il existe cependant une autre raison pour laquelle l'homme semble être plus enclin à abandonner le costume : le déclin économique. Le costume, en tant que symbole de masculinité, est devenu indirectement – mais de manière décisive – symbole de confiance et de réussite, tout particulièrement dans ce qui est maintenant la sphère ultime des aspirations masculines : le business.
Pour s'en convaincre, il suffit de faire un tour sur le photoblog de Sophie Elgort, Suits in the City, accessible via le site du Financial Times. On y trouve des photos en costumes de l'élite (des affaires) de Manhattan. [iv] En période de prospérité économique, le costume peut être considéré comme un dénominateur positif, ce qui n'est pas forcément le cas dans le climat actuel, où le costume peut aisément être interprété comme symbole de réussite financière ostentatoire et d'excès, comme dans les années 80. Dans l'imaginaire collectif, le costume est aussi la tenue des golden boys sans foi ni loi, à la Gorden Gekko, ou, pour les plus jeunes, à la Jake Moore. Cette perception des choses risque de s'enraciner fermement dans l'imaginaire collectif si la situation économique morose persiste et que l'écart entre les hauts et bas salaires continue de se creuser.
Par souci d'équité et d'impartialité dans la présente harangue hyperbolique (si l'on veut) notons que, comme les "sartorialistes" et les connaisseurs de l'histoire du vestiaire masculin le savent très bien, le ditto, un terme utilisé autrefois pour désigner un pantalon, un gilet, et une veste taillés dans le même tissu de même couleur, est un phénomène très récent.
Au XIXème siècle, l'homme élégant ne portait un pantalon et une veste de même couleur que chez lui, pour ses jours de repos. En public en revanche, il était de mise de porter une tenue dépareillée. Les différentes couleurs, textures et tissus étaient de clairs indicateurs du rang d'un homme dans la société, ainsi qu'un signe relativement ostentatoire de sa richesse. En contraste, une tenue « ditto », ou « lounge suit », était considérée comme quelque chose de bien plus modeste. Associer différentes couleurs, tissus et textures témoigne d'un certain talent, qui ne manquait d'ailleurs pas d'être reconnu, jusqu'à faire la fortune de quelques jeunes coureurs de jupon comme Beau Brummel ou le Comte d'Orsay. Nombreux furent, en revanche, ceux qui s'y essayèrent pour échouer misérablement.
Ce « mix and match » prophétique, ne serait donc qu'un revival sartorial de plus. Je me sens déjà beaucoup mieux.
Des changements sociétaux traumatiques modifiant l'habitus du public ont souvent des répercussions sur la manière de se vêtir, ce qui semble logique. Comme l'a dit Alison Lurie, l'habillement est un langage à travers lequel nous communiquons notre conscient et notre inconscient.[vi] Vers la moitié du XVIIIème siècle jusqu'à sa fin, la mode était au « macaroni », une style vestimentaire outrancier caractérisé par un excès d'ornementation et d'accessoires. Cette mode était particulièrement prééminente lorsque l'aristocratie était encore prédominante. Elle fut suivie par un retour à des vêtements plus humbles et provinciaux quand l'ancien régime tomba à la fin du siècle.[vii] Prima facie, le « mix and match » a choisi un drôle de moment pour revenir. Car si la mode du dépareillé très contrasté était l'apanage de l'élite du XIXème siècle, pourquoi un revival à une telle période de l'histoire, où la richesse et l'ostentation sont sujets à tant de réactions négatives ? La réponse vient de la symbolique du dépareillé de nos jours, qui met l'emphase sur les tons et les motifs, plutôt que sur la couleur et les textures. Jeremy Langmead, éditeur chez Mr Porter explique :
C'est comme ci vous quittiez votre maison avec la mauvaise veste ; mais cela fait partie de ce que les Italiens appellent la sprezzatura. [viii]
En d'autres termes, une indifférence travaillée, ce qui me rappelle les paroles de la chanson « unemployed boyfriend » d'Everclear :
"Ever since when I first saw you, looking bored in that plastic chair;
with the lights of the office around you.
Those blond streaks that look so pretty in your black hair;
you look cool and alternative, with that disaffected stare.
Yeah, you want people to think that you just don’t care."
Cette approche plus casual de l'habillement semble refléter le désir commun à beaucoup de personnes d'adopter une posture moins matérialiste et moins mercenaire dans la vie. Comme une sorte de renonciation aux attitudes ayant contribué à causer la crise économique. Car les personnes habillées avec des vêtements fortement contrastés ont tout simplement peu de chance d'être tenues pour responsables de l'Armageddon financier actuel ; souvenez vous du tollé contre Paul Wolfowitz, ancien président de la Banque Mondiale, parce qu'il avait des trous dans ses chaussettes grises.[ix] Essayez maintenant d'imaginer la panique s'il avait eu le malheur de porter des chaussettes dépareillées.
Tout ceci nous amène au point le plus pressant, le cœur du problème : je n'aime pas les dépareillés.
Je suis en train de me faire faire un nouveau costume au moment où j'écris ces lignes. Durant les vacances de Noël, j'ai réfléchi à m'en faire exploser les veines sur le style et les couleurs. J'ai considéré l'idée d'une veste et d'un gilet dans un même tissu, et d'un pantalon dans un tissu contrasté. J'avais vu des images de « mix and match » plutôt réussies. Avant les vacances, j'ai décidé de « tester » quelques tenues dépareillées au travail. J'ai détesté. En me regardant dans la glace, le contraste entre ma veste et mon pantalon me gênait. J'en avais la nausée. J'avais hâte de me précipiter chez moi pour me changer. Peut-être est-ce dû à mon daltonisme, qui fait que je trouve le trop plein de couleur détonnant. Mais j'avais surtout l'impression d'être sous-habillé.
Mon nouveau costume ne sera pas dépareillé. Ce sera un autre trois pièces. Un autre « ditto ». Quand j'y pense, cela va même être sans doute mon costume le plus formel car le gilet sera croisé. Il me faudra du temps pour m'aligner avec ce « nouveau » courant (revival?), mais je ne suis pas inquiet. Et si le « Mix and match » ne me parle pas, il est évident que la veste, le gilet, et le pantalon resteront au centre de l'identité vestimentaire masculine.
Le costume est mort, longue vie au costume !
Vous pouvez reprendre votre souffle.
Dr Benjamin Wild.
i] T. Dolby, ‘The day of the jacket is over’, GQ (March, 2013),125.
[ii] D. Hayes, ‘Mix and match of the day’, Financial Times: Life & Arts (23/24 Feb, 2013), 5.
[iii] G. Coddington, Grace: a memoir (London, 2012), 82.
[iv] www.ft.com/companies/luxury-360/suits-city.
[v] C. Breward, The Culture of Fashion (Manchester, 1995), 174.
[vi] A. Lurie, The Language of Clothes (New York, 2000), 3-17.
[vii] J. Craik, The Face of Fashion: cultural studies in fashion (London, 1993), 182-83.
[viii] Hayes, ‘Mix and match’, 5.
[ix] ‘Holes found in Wolfowitz’s style’. http://news.bbc.co.uk/1/hi/6316765.stm. Accessed: 26-ij-2013.