En choisissant récemment des tissus de chemise et de costume, il m’est apparu que parmi les étoffes proposées par les drapiers, les rayures possédaient à la fois une présence singulière et un classicisme proche de la banalité. Ce paradoxe m’a fait me replonger dans l’ouvrage de Michel Pastoureau, spécialiste de la symbolique au Moyen-Age, intitulé L’étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés ainsi que dans L’art au Moyen-Age de l’historien Georges Duby.
La rayure nous accompagne depuis longtemps, mais sa signification est en effet une énigme : elle fait partie de notre quotidien tout en constituant toujours un tissu un peu osé, voyant, qui n’est jamais loin d’attirer le quolibet si elle verse dans l’excès.
Duby rappelle que notre regard n’attend souvent qu’une « délectation esthétique » face à l’art médiéval, alors qu’il possédait des fonctions symboliques précises. La rayure fait partie de ces motifs anciens dont on a plus ou moins oublié la valeur symbolique qui reste à l’état résiduel dans notre inconscient social.
Pastoureau remarque que la rayure était, dans l’Occident médiéval, la marque « des exclus et des réprouvés, depuis le juif et l’hérétique jusqu’au bouffon ou au jongleur, en passant non seulement par le lépreux, le bourreau ou la prostituée, mais aussi par le chevalier félon des romans de la Table ronde, par l’insensé du livre des Psaumes ou par le personnage de Judas ». En tant que « signe visuel marquant un écart », la rayure était associée à la péjoration et à la bâtardise. C’est à ce titre qu’il parle de « l’étoffe du diable ».
Il ne s’agit pourtant que d’un seul moment de l’histoire des rayures. En effet, une seconde étape, à partir du XVIe siècle, mène à la transformation de la rayure en qui passe « du diabolique au domestique », en particulier dans son adoption pour signaler des fonctions ancillaires. La livrée est l’exemple le plus parlant de cet emploi. On trouve alors aussi la rayure dans le cadre de l’uniforme professionnel : échanson, musicien, gens d’armes, valets, fauconniers, soldats, etc. Nous ne résumerons pas toutes les nuances des aventures de la rayure dans l’héraldique, la différence entre la rayure verticale et horizontale, etc.
Associée aux fonctions de service, la rayure va se transformer. En effet, « Tout change après 1775. En une décennie, celle de la révolution américaine, la rayure, encore rare et exotique une génération plus tôt, commence à envahir l’univers du vêtement du textile, des emblèmes et du décor. » (p. 75). Rayure politique, révolutionnaire, romantique, elle entre en tant que motif décoratif dans un « nouvel ordre », complètement sorti de la péjoration qui l’affectait.
Cependant, dans son jusqu’auboutisme culturel, Pastoureau tente peut-être de trop interpréter chaque manifestation de la rayure, depuis la persienne jusqu’aux panneaux de signalisation : « La rayure péjorative n’a donc pas disparu avec la fin des bagnes et le triomphe de la plage ou du sport. Elle est encore très actuelle dans notre société. […] Désormais, elle évoque surtout le danger et fonctionne plus comme signal que comme marque d’exclusion ». Il néglige peut-être ainsi une dimension sémiologique très simple : le relief visuel de la rayure qui, une fois sortie du système symbolique médiéval, va s’appliquer à une diversité de contextes qui continuent aujourd’hui d’évoluer.
En effet son raisonnement faisant de la rayure le signe d’une malédiction fonctionne excellemment pour la période dite du Moyen-Age, mais subit une sorte de torsion un peu forcée à partir du moment où, de toute évidence, la rayure se répand. C’est donc qu’elle n’est plus affectée des connotations de marginalité qui la définissaient auparavant.
Comme souvent, et particulièrement en matière d’histoire des mentalités et des sensibilités, le processus historique à l’œuvre est graduel. Il n’y a pas un événement « catastrophique » à partir duquel le changement s’organiserait : même la Révolution Américaine est le fruit de la domestication de la rayure sur plusieurs siècles.
Le tournant se situe sans doute au XVIIe siècle avec la perte progressive de la vivacité des symboles hérités du Moyen-Age. C’est ce que Pastoureau appelle la domestication. Le second temps, c’est le XVIIIe siècle avec la diffusion du textile, notamment de cotonnades indiennes dont la nouveauté exotique se situe hors du système symbolique occidental (paisley, etc.). Enfin, troisième temps, par la facilité technique, la mécanisation et la diffusion à plus grande échelle, la Révolution Industrielle confirmera l’extension de la rayure, désormais domptée et assagie par son intégration dans un nouveau système reposant sur la variété des motifs produits industriellement. Avec l’invention de la Spinning Jenny (1764) et du métier à tisser de Jacquard (1801), la mécanisation va permettre l’essor des motifs en général et c’est en cela que la rayure, noyée parmi cette prolifération de motifs, se banalise.
Cette perte de vigueur symbolique débouche sur un nouveau paradigme de sens. On quitte le mythe, les références religieuses et l’ancien ordre social pour conférer à la rayure de nouvelles significations. Elles seront désormais purement esthétiques. La rayure est à la mode parce qu’elle participe de la nouveauté du textile qui se diversifie plus largement. Elle conserve sa forte valeur visuelle qui singularise le tissu et devient un pur signe de relief perceptif.
Dans l’industrie textile, on produit des toiles de matelas qui sont mises à part grâce à leur motif reconnaissable. De la tenue de plage à celle du bagnard, de la marinière à la tenue sportive, la rayure singularise. C’est sa nouvelle fonction, dérivée de l’ancienne qui stigmatisait. Il faut un peu de temps encore pour que la rayure devienne une pure décoration et qu’elle se diversifie en prenant des connotations aussi variées que les différentes « niches » où elle prendra sens. En fait, le XIXe siècle signe la fin de l’unité de sens de la rayure. Il y aura désormais autant de connotations que de rayures, larges et voyantes, colorées ou discrètes, formelles ou festives.
Dans le vestiaire masculin, la rayure prendra sa place comme motif « classique », c’est-à-dire mis en place à la fin du XIXe siècle comme l’illustrent les tissus pinstripe et chalkstripe.
De la même manière, pour les cotons de chemise, la rayure s’est domestiquée en types très précis : rayures bâtons ou Bengal stripes, fines ou multicolores, elles se déclinent désormais selon un répertoire spécifique.
Il y a donc une permanence et une modification dans le système de sens qui émane de la rayure.
Le relief visuel et la singularisation restent, mais passent d’une connotation symbolique négative à une valeur dégagée de dimensions morales. Cette neutralisation symbolique fait passer la rayure du côté de l’esthétique pure. Mais l’histoire n’est pas terminée et, comme tout élément vestimentaire, la rayure participe du système de la mode (au sens du long terme culturel, pas de la fast fashion). Son avenir sera donc celui de ses usages : classique, osée, abondante, discrète, elle sera associée à la grande diffusion ou au conservatisme, aux uniformes ou signaux et acquerra le sens que lui donnera la société.
Étrangement, la rayure conserve une dimension de risque stylistique : plus elle est large et voyante, moins elle est élégante et sera ressentie comme une fantaisie assumée. On n’est donc jamais loin du faux-pas sartorial avec la rayure… En tout cas, la rayure illustre comment une donnée « naturelle », c’est-à-dire une configuration optique, est travaillée par la culture de manière inconsciente.
Songez-y lors de vos prochaines acquisitions en pinstripe…
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Image d'en tête : Gaetano Aloisio (@gaetanoaloisioofficial)