Figures de style (I)

Léon LUCHART
12/12/2024
Figures de style (I)

Chers lecteurs,

Nous avons souvent l’occasion de parler sur PG ou sur la chaîne des Discussions Sartoriales des grandes figures qui nous inspirent par leur élégance.

Je voudrais justement vous proposer dans les prochains jours un format court, dans lequel nous reviendrons sur certains personnages de la littérature. L’objectif ? Comprendre comment s’est construit par les romans un certain imaginaire de l’élégance à la française. Et si vous avez l’habitude de me lire, vous vous doutez qu’il y aura un peu de dandysme là-dedans.

Le premier personnage dont j’aimerais vous parler s’appelle Julien Sorel. Beaucoup d’entre vous le connaissent déjà, car il est le protagoniste d’un des plus grands romans de notre XIXe siècle : Le Rouge et le noir, de Stendhal.

Et ce que je veux démontrer aujourd'hui, c’est que Julien Sorel est un faux dandy.

Prenons les choses dans l’ordre. Julien Sorel. Un jeune garçon, fils d’ouvrier, dont le destin aurait sûrement été banal aux yeux du lecteur, s'il n'avait pas été fasciné par Napoléon. Il grandit en effet après l'Empire, et nécessairement, se rêve en conquérant. En plus d'être particulièrement habile, il sait le latin. Il devient donc précepteur des fils du maire de son village et tombe amoureux de l’épouse de ce dernier, Mme de Rênal. Sa soif de pouvoir le conduit ensuite à entrer au séminaire, c’est à dire à se préparer à intégrer les ordres. Plus tard dans le roman vient la dernière étape de son plan : se rapprocher de la noblesse et rejoindre ses rangs.

Ce périple est loin de se faire de manière apaisée. Julien Sorel est tellement ambitieux qu'il va de scandale en scandale. La gloire le grise et lui fait perdre la raison. Et puis, il y a davantage. Le protagoniste se fait un devoir de venger toute atteinte portée à son honneur personnel, ce qui le mène à faire plusieurs choix désastreux.

J'en viens à mon point. On entend parfois dire que Julien Sorel est un dandy. Et il s’avère que le roman envisage lui-même cette piste. Au chapitre XXXVII, il est dit de Julien qu'il se lie avec de jeunes seigneurs russes qui lui apprennent à se comporter comme un "fat" - c'est-à-dire un élégant insolent. Plus loin, le narrateur déclare : "Julien était un dandy maintenant, et comprenait l’art de vivre à Paris. Il fut d’une froideur parfaite".

Mais en vérité, Julien Sorel est dandy par opportunisme, ce n’est pas là sa vocation. Son cas nous rappelle à quel point le dandysme fut fortuit et accidentel dans le parcours de beaucoup de jeunes gens au XIXe siècle. Prenons quelques exemples. Julien a le goût des belles choses (pensons au costume bleu de sa parade équestre), mais ce qu’il convoite, ce ne sont pas ces choses pour elles-mêmes — plutôt ce qu’elles révèlent de son ascension sociale. Il est stratège, mais trop impétueux pour conserver la froide raison des grands dandys. Il est élégant, enfin, oui. Mais au fond de lui demeure le jeune garçon incontrôlable et maladroit.

Il s’entête malheureusement, même s'il reconnaît in extremis que cette façon de vivre ne lui correspond pas. Les dernières pages du roman nous le montrent renonçant au défi permanent, et en cela, il est aussi touchant qu’un Lucien de Rubempré dans Illusions Perdues. Mais je ne vous en dirai pas plus sur cette fin, et vous laisse le plaisir d’aller la découvrir plus en détail.