Gentlemen,
comme vous le savez sans doute, si vous êtes des lecteurs réguliers de ces colonnes, nous adorons avec Sonya et mon équipe nous rendre deux fois par an à Florence pour participer à la grand-messe du style masculin, le Pitti Uomo.
Pourtant, pour la première fois depuis plus de dix éditions, nous avons décidé de ne pas participer au #Pitti94 . Et depuis que nous avons annoncé, sur nos réseaux sociaux, notre non-participation à cet événement important pour notre communauté, nous recevons des e-mails nous demandant s'il s'agit là d'une décision porteuse d'un message ou d'un simple problème d'emploi du temps...
Nous profitons donc de la tranquillité de notre maison/bureau en Bourgogne pour répondre sereinement à cette question et livrer quelques réflexions à votre appréciation.
La réalité c'est nous avons décidé de ne pas participer à ce Pitti Uomo parce que nous avons tout simplement trop de travail avec, principalement, la post-production en cours de plus de 8 épisodes de nos Discussions Sartoriales (la chaine en langue française) et Sartorial Talks (la chaine en langue anglaise) sur YouTube. Le dernier épisode en anglais a d'ailleurs été mis en ligne il y a quelques heures. Vous pouvez le visionner ci-dessous :
Ce projet, initié en Septembre 2017, mais qui a réellement pris son envol et atteint son rythme de croisière au mois de Mars dernier, a demandé énormément d'efforts à notre équipe ces derniers temps (ainsi que des investissements conséquents puisque à ce jour, ces deux chaines YouTube sont intégralement financées sur nos deniers personnels avec, j'espère que vous l'aurez noté, un souci de qualité extrême en termes de production et de "style").
Je profite d'ailleurs de l'occasion pour vous expliquer la raison pour laquelle notre rythme de diffusion a été plus rapide en langue anglaise qu'en langue française (13 épisodes en Français contre 16 en Anglais) : notre chaine en Anglais est entrée très rapidement dans les recommandations de l'algorithme YouTube et nous avons eu la chance de fidéliser très rapidement 20 000 abonnés (contre 4 500 à ce jour pour la chaine en langue française) avec une courbe de progression très rapide. Notre épisode le plus visionné va bientôt atteindre les 200 000 vues et le deuxième, animé par Sonya en solo, plus de 120 000 vues ce qui, dans une niche comme la notre, est considérable pour une chaine YouTube aussi jeune.
Pour la petite histoire, nous devrions d'ailleurs atteindre demain ou après demain le chiffre symbolique de 1 million de vues en cumulant les deux chaines. Nous pouvons donc dire que nous existons vraiment dans l'univers YouTube et que notre pari de produire de la vidéo de qualité avec une équipe de tournage professionnelle et de vraies caméras semble payer à une époque où les chaines tournées avec un iPhone sont légion.
Nous avons également dans les tuyaux de post-production un mini-documentaire sur Harris Tweed tourné il y a quelques semaines dans les Iles Hebrides, au nord de l'Ecosse. Nous avons donc énormément de travail et absolument pas le temps d'aller parader à l'entrée du Pitti comme certains de nos bons camarades le font au moment où j'écris ces lignes.
Cela étant dit, nous ne sommes pas totalement absents du Pitti 94 puisque deux personnalités de premier plan dans notre communauté représentent (dignement) PG sur place : notre contributeur bien-aimé et ami Bernhard Roetzel (que beaucoup d'entre vous apprécient, à juste titre, énormément) et notre frère d'armes Lyle Roblin, le photographe le plus photographié de notre domaine et dont la toute première photo (de sa personne) réalisée au Pitti par notre camarade Fabrizio Di Paolo est, selon moi, le genre de photo qui met tout le monde d'accord et à coté de laquelle tout semble soit fade soit surfait. Le costume est l'oeuvre de nos amis de Walker Slater à Edimbourg. Exceptionnel.
Bernhard, quant à lui, va donc vous livrer, d'ici quelques jours, son "rapport" personnel du Pitti 94 avec son style si direct, si sobre et si honnête que nous apprécions tous ici.
Ne pas participer à un événement qui, par définition, fait partie intégrante de votre vie professionnelle depuis de très nombreuses années, représente également une merveilleuse occasion de prendre un peu de recul (au moins jusqu'au mois de Janvier prochain où nous serons bien présents à Florence) et de prendre (un peu) le temps réfléchir à certains sujets rarement abordés dans notre petit monde de passionnés de style masculin.
Nous avons eu récemment l'occasion, avec Sonya, de nous exprimer, notamment sur Instagram, sur l'un des non-dits les plus explosifs de l'ère de la domination sans partage des réseaux sociaux sur les consciences : celui des fameux "influenceurs" auto-proclamés ayant acheté pour quelques centaines d'euros quelques dizaines (voir quelques centaines) de milliers de "followers" sur Instagram et qui trompent sans sourciller le public, les médias traditionnels et les marques. Nous avons d'ailleurs lancé sur Instagram un hashtag qui commence à faire son petit bonhomme de chemin : #APF pour "Against Purchasing Followers" (contre l'achat de faux followers) et qui, à notre grande surprise, vient même de faire son entrée dans le célèbre Urban Dictionary comme vous pouvez le voir ci-dessous :
Le débat ouvert par cette tendance lourde (dans tous les sens du terme), est le même que celui, plus global, des "fake news". Mais en outre il est assez irritant pour de nombreux "vrais" professionnels faisant honnêtement leur travail (comme, heureusement, quelques irréductibles camarades dans notre secteur), de voir ce qu'ils ont mis des années à construire, être dévalué par la malhonnêteté patente de certains qui parviennent à séduire les marques avec l'écran de fumée de leur 200 000 faux followers.
Et le pire dans tout cela, c'est que non seulement Instagram semble bel et bien, pour l'instant, fermer les yeux sur le phénomène (eh oui ! le marché du quart d'heure de célébrité de Warhol est immense et très juteux) mais qu'en outre certains grands magazines et certaines grandes marques (tous domaines confondus) sont désormais complices de cette gigantesque supercherie. On marche sur la tête !
Chez PG, avec nos "petits" 40 000 followers sur Instagram (entre Sonya et moi-même, acquis un par un), nos "modestes" 150 000 abonnés sur Facebook et nos "minuscules" 19 000 abonnés sur Tumblr, avons donc décidé d'entrer en résistance et de dénoncer cette dérive qui n'est bonne pour personne, et surtout pas pour les vrais passionnés faisant partie de notre communauté. Voilà qui est dit une fois pour toutes.
Le dernier sujet que je souhaite aborder dans ce papier, je l'avoue volontiers, légèrement décousu (si j'ose dire), c'est le mésusage galopant du terme italien, pourtant si beau et si riche, de Sprezzatura.
Aujourd'hui, et en particulier au Pitti Uomo, on nous sert de la Sprezzatura (et même de la "Sprezz" ou de la "Sprezzy") à toutes les sauces bolognaises, napolitaines ou milanaises. Mais lorsque vous demandez au vulgum peacock du coin qui fait semblant de téléphoner, sa définition de la fameuse Sprezzatura, il bredouille généralement une réponse mitonnée de "style", de "swag" et "d'accessoires", comme si le terme en question était devenu un fourre-tout synonyme d'extravagance à l'italienne.
Le grand G. Bruce Boyer a pourtant écrit en 2010 un texte aussi érudit que passionnant sur le sujet (que nous avons traduit, et augmenté, dans ces colonnes, voir ci dessous) et qui clarifie complètement ce sujet qui va bien au delà du simple fait de bien de vêtir :
[embed]https://parisiangentleman.fr/2016/08/09/petit-traite-de-sprezzatura/[/embed]
Pour ceux qui n'auraient pas le temps (ni le courage) de lire cet article qui fait partie de l'un des plus populaires de ce site, résumons le sujet avec un passage du Livre du Courtisan de Baldassarre Castiglione, écrit au 16ème siècle (eh oui, bien avant l'invention du Pitti Uomo !) et qui définit lui-même la fameuse Sprezzatura :
"J’ai découvert une loi universelle qui semble s’appliquer, plus que tout autre, à toutes les actions et les situations humaines : celle consistant à se méfier, à tout prix, de la prétention comme de la peste et d’adopter au contraire, dans toutes les situations, une attitude nonchalante qui dissimulera tous vos efforts et rendra tout ce que vous dites ou faites absolument naturel".
La Sprezzatura c'est donc la tentative réfléchie d’apparaître naturel. Il s’agit d’une désinvolture étudiée et d’une indifférence feinte destinée à laisser deviner un mérite bien plus important que celui que l’on veut bien montrer. Il s’agit de l’habileté à dissimuler ses efforts : le contraire donc, du maniérisme et de la prétention.
L'idée est donc de masquer ses efforts et de faire croire que l'élégance dont on fait montre est le fruit du hasard plus que de l'art.Il est évident que lorsque que l'on se promène nonchalamment sur le parvis du Pitti Uomo, on est presque, au contraire, choqué par la somme incroyable d'efforts qui sont exposés devant nous et par l'extravagance absolue qui fait, par ailleurs, le charme de ce grand cirque du style masculin.
Evidemment, le Pitti Uomo est une manifestation où l'extravagance et tous les excès vestimentaires ont droit de cité. C'est d'ailleurs pour ces raisons que nous adorons aller au Pitti avec Sonya (et Greg et Lyle et toute notre équipe). Mais je vous en prie, qu'on ne me parle plus jamais de Sprezzatura au Pitti Uomo, car mettre ces deux mots dans une même phrase est un oxymore ultime.
Je terminerais ce billet de (mauvaise) humeur avec quelques passages d'un interview donné en 2016 par Marielle Macé, Directrice de recherches au CNRS et auteur du livre "Styles" paru chez Gallimard en 2016.
Dans cette avalanche d'images et dans cette pénurie de sens, je pense en effet qu'il est bon de (re) donner un peu à penser et à réfléchir sur notre sujet de prédilection.
"Le style comme phénomène existe depuis toujours sans doute, depuis qu’on s’adresse les uns aux autres (qu’on s’adresse des phrases, des images, des gestes) ; il n’y a pas d’origine datable de ce point de vue. Mais c’est effectivement un mot “moderne” en ce sens qu’il a fallu attendre Flaubert et Balzac pour qu’il devienne le mot fétiche de la littérature, presque son nom propre. Et au même moment il est devenu l’un des mots importants de la compréhension et la description de la vie ordinaire. Un mot moderne, notamment parce que c’est un mot chargé, irrité, électrisant ; c’est ce qui se voit si bien chez Balzac, dans son Traité de la vie élégante entre autres : Balzac décrit un nouveau régime du sensible, avec une conscience très forte de la nervosité qui habite les sujets : une nervosité de la comparaison, une inquiétude de l’égalité.
Ce qui existait jusque-là, cela ne fait aucun doute, c’était la dimension esthétique de toute prise de forme de la vie. Mais ce qui est nouveau, avec les “modernes”, c’est que cette affaire de “(se) donner forme” devienne une conduite inquiète, paradoxale, incertaine, et souvent colérique.
Alors qu’avec l’idée de l’honnête homme, ou la sprezzatura de Castiglione, on s’efforçait d’obéir à une règle intérieure, liée aux valeurs de la sincérité, fût-elle toute construite, et à un certain rapport à l’idéal, à la réalisation de l’humain en soi (“l’homme même” – pas l’individu – disait Buffon). Balzac ou Baudelaire ont compris que quelque chose avait changé dans le régime esthétique de la socialité moderne, ils ont figuré (et même aggravé, et éprouvé en eux-mêmes, avec férocité dans le cas de Baudelaire : Baudelaire était à la fois le gardien des cloisons du moi, et le pulvérisateur de ces cloisons du moi) ce tourniquet permanent, cette soif de “non-moi” et cette inquiétude d’être identique.
Cheers, Hugo
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