Charles Baudelaire, Eloge de Constantin Guys, chapitre IX "Le Dandy", 1863.
Le retour de l'élégance masculine classique sur le devant de la scène semble désormais être un fait.
La sphère médiatique commence en effet à faire feu de tout bois autour du retour supposé de l'homme élégant dans nos sociétés occidentales même si, avouons-le, le-dit retour reste encore très discret...
Il suffit pour s'en convaincre de sortir dans la rue et d'ouvrir les yeux pour se rendre compte qu'il reste très difficile de trouver un ou deux hommes correctement habillés, selon nos critères, dans son champ de vision immédiat, la dite-rue restant toujours très largement envahie par le easy-street-or-whatever-wear, toutes générations confondues.
Alors bien sûr, il est vrai que depuis quelques temps, il est cependant de moins en moins rare de voir poindre, au détour d'une réunion ou d'un cocktail, un mouchoir de bon goût bien agencé dans une poche poitrine "barchetta" ou une cravate en soie madder correctement nouée avec la goutte de rigueur. Il est également de plus en plus fréquent de se faire agréablement surprendre par une belle épaule Napolitaine, un joli cran en pointe ou une belle patine sur un soulier monté en Good Year.
Mais ce qui est le plus surprenant dans ce phénomène, timide donc mais bien réel, c'est qu'il semble bien que ce soient les jeunes hommes (au sens large, de moins de 40 ans) voire les gamins (de moins de 25 ans) qui se soient aujourd'hui emparés du mouvement en allant chercher chez PG et chez d'autres, l'éducation vestimentaire classique que leurs pères - ayant passé leurs jeunesses à rejeter les codes de papa et tout ce qui pouvait être considéré comme "classique" - ne leur avaient justement ni donnée ni transmise.
Il est d'ailleurs intéressant de noter que lorsque les jeunes gens parlent d'élégance aujourd'hui, ils font référence la plupart du temps à leurs grands-pères et pas à leurs pères. Le retour en force du trio Astaire-Cooper-Grant en tant que héros immortels de cette renaissance sartoriale est d'ailleurs symptomatique de ce "saut" de génération qui apporte au sujet un éclairage inédit et passionnant et qui donne, littéralement, un coup de jeune salutaire à la figure du Grand Père en tant qu'inspirateur bienveillant de la jeune génération.
Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est que ce retour de l'élégance classique s'accompagne cette fois d'un élément nouveau et décisif : un regain d'intérêt spectaculaire pour les choses bien faites et, en particulier, les gestes et méthodes de tradition ainsi qu'une soif énorme d'éducation en matière de style mais également d'étiquette et de savoir-être.
Question : aurions-nous tous finalement cédé sous les coups de boutoirs des géants du Luxe qui depuis des années nous assomment de messages publicitaires autour des gentils artisans, faisant de beaux gestes et fabriquant de beaux produits vendus très (trop) chers ?
Ou, à l'inverse, serait-ce cette nouvelle génération d'hommes passionnés de style classique qui aurait bousculé le secteur en l'obligeant à s'adapter au plus vite ?
Qui de la Poule ou de L'Oeuf donc ?
La réponse, si elle existe, est évidemment très complexe, surtout si l'on ajoute une donnée essentielle à la réflexion : la tempête "Mad Men/Boardwalk Empire" et l'ouragan "Gatsby", dont la version de Luhrmann est d'ailleurs loin de faire l'unanimité, flirtant trop, selon certains, avec la vulgarité de l'opulence exhibée...
Quoi qu'il en soit, autrefois, quand on voyait de beaux hommes bien habillés à la télé, cela alimentait les discussions des dames entre elles mais aujourd'hui, fait complètement nouveau, ce sont aussi les hommes qui décortiquent désormais les tenues (et les coupes de cheveux) de Don Draper et de ses collègues.
Du côté de la com', le marketing du geste, de la tradition et des valeurs (un mot à tiroir aussi complexe que vide) est le nouveau paradigme des services de communication des entreprises du secteur, toutes tailles confondues. Il faut un HE-RI-TAGE, un PA-TRI-MOINE, des TRA-DI-TIONS et, ô joie, des VA-LEURS !
Du coup, tout le monde exhume, comme par magie, des dates de fondation les plus anciennes possibles (en jonglant parfois avec d'obscurs oncles ayant vaguement bossé dans le secteur idoine pendant deux semaines en 1860) et s'invente une histoire, de famille si possible, pour mettre un petit coup de "tradition-washing" à tous les étages. Après tout qui va aller vérifier que l'arrière-arrière-arrière grand-oncle Jean-Robert était bien l'inspirateur d'une dynastie d'artisans, lui qui avait vaguement travaillé dans une usine de cuir pendant sa jeunesse ? Et qui va aller vérifier que la Maison Tartempion a bien été créée en 1650 ? Personne. Et entre nous, si le produit est bon et le prix décent, on se contre-fout de l'histoire de l'oncle Robert, mais c'est un autre sujet.
Mais à qui s'adressent ces messages dégoulinants de savoir-faire, de gentille tradition et de poussière bien éclairée ?
Et qui sont ces hommes en recherche de style et de qualité que les publicitaires ont aujourd'hui tendance à mettre un peu tous dans le même panier tant il est difficile de faire le portrait-type (une manie de publicitaire : "un homme jeune, faisant ça aimant ça...") du nouvel élégant ou du gentleman moderne ?
Qui sont-ils ces accrocs de la goutte (de cravate), des lisses rondes externes (de souliers) et des épaules naturelles (de costumes) ? Comment segmenter (le sésame !) une population si complexe et si hétérogène se réclamant tout autant de Brummell que de Cary Grant, de Jean Cocteau voire de Gianni Agnelli ?
Voici donc, au débotté, un petit essai de taxonomie sauvage en milieu hautement hétérogène et paradoxal, à destination des marketeurs en manque d'archétypes. Bon courage.
Ces néo-dandys arborant moustaches, binocles et favoris, coupes gominées, cols rigides et cannes à tête d'animal, sont très souvent associés, à tort, au mouvement en cours et constituent la fausse piste du moment, la fausse bonne idée marketing de certaines marques abusant, quant à elles, des moustaches compliquées.
En effet, ces gentils excentriques rétrogrades, anachroniques par choix et misanthropes par posture, ont existé de tout temps. Mais comme il se trouve que le style masculin classique a actuellement les faveurs des média, ces gentils exhibitionnistes inoffensifs refont surface avec leurs habits et leurs habitudes d'un autre temps.
Contre-exemple absolu de l'élégance discrète définie par Brummell, ces gentilshommes vivent au début du 20ème siècle, souhaitent y rester et s'improvisent volontiers les héritiers des aristocrates oisifs et des dandys de salons des années 20.
Bien sûr, cette version rafraichissante de la critique de la modernité attire la sympathie. Mais elle n'a franchement pas grand chose à voir avec l'élégance que nous défendons dans ces colonnes, même si le "i've seen the future, and i don't go" de certains d'entre eux ne peut que nous faire réfléchir. Tout de même.
Menée par l'étonnant Gustav Temple, éditeur de l'hilarant magazine anti-moderne "The Chap" et prônant une révolution par le tweed, cette deuxième catégorie d'énergumènes dopés au tabac à pipe et aux tissus lourds, est en plein essor outre-manche et outre-atlantique.
L'action drolatique et spectaculaire de ces héritiers de Peter Cook, de Dada, des Monty Python et des Situationnistes, notamment contre l'installation d'Abercrombie & Fitch sur Savile Row ("Give three piece a chance") ainsi que leurs discours pour le retour à un "dandysme populaire", fait de bon alcools, de bons tweeds et de bonnes manières, en font une source d'inspiration beaucoup plus intéressante qui génère actuellement une horde de gentlemen ne jurant plus que par le Borsalino et le croisé à rayures craie...
Une cible "vintage" très spécifique mais très influente sur la toile... si j'ose dire.
Source d'inspiration vestimentaire de millions de gentlemen, le trio magique n'a jamais autant été mis à l'honneur que ces dernières années.
On ne cesse en effet sur la toile ou dans de beaux livres, de chanter les louanges (le plus souvent méritées), de l'élégance savante d'Astaire, de la simplicité de Grant et de la nonchalance de Cooper. C'est d'ailleurs sans doute en partie grâce à cet engouement nouveau pour ces trois monstres, que les revers se sont, enfin, ré-élargis, que les pantalons sont remontés vers la taille naturelle (avec ou sans bretelles) et que les gilets croisés ont repris de la vigueur...
Une énorme vague stylistique sur laquelle surfe en toute légitimité, Savile Row et les maisons Britanniques, mais également des Maisons Américaines comme Paul Stuart. Sans doute l'une des valeurs sures de la communication des années à venir.
Nier l'impact considérable des séries américaines comme Mad Men ou Boardwalk Empire serait une erreur grossière tant Don Draper et ses amis ont eu - et ont encore - une grande influence tant auprès du public qu'auprès des stylistes des maisons de prêt-à-porter masculin (tous niveaux confondus).
Des millions d'hommes s'inspirent ainsi aujourd'hui des costumes ajustés très début des années 60, des pochettes très bien pliées et des coupes de cheveux impeccables des héros de Mad Men, tandis que d'autres s'essayent à l'art, plus complexe, du costume de gangsters des années 20 et des tab collars d'Al Capone avec Boardwalk Empire.
Une belle source d'inspiration très pérenne dont les annonceurs se sont vite emparé et dont, pour la dernière série citée, Ralph Lauren et quelques autres maîtrisent les codes à la perfection.
Regroupés dans quelques fora fondateurs comme le célèbre Style Forum, ces grands pourvoyeurs de "do's", de"dont's" et de dogmes sartoriaux - dont la grande majorité sont issus du séminal "Dressing the Man" de Flusser - sont aussi indispensables qu'exaspérants, et aussi passionnants qu'ennuyeux...
Ils passent en effet leurs journées à décortiquer, sur les nombreux blogs Tumblr dédiés au sujet, l'orthodoxie des mises qu'ils aiment à s'échanger quotidiennement tout en s'entre-tuant par ailleurs sur des choix de fabricants ou de tissus.
Une communauté de quelques milliers de passionnés extrémistes, un rien prétentieuse, pouvant s'avérer très partisane (et péremptoire) lorsqu'il s'agit d'encenser une maison ou d'en écrabouiller une autre, mais qui reste l'une des vraies forces en arrière-plan dans la petite révolution qui nous intéresse dans les colonnes de PG. Et c'est une formidable source d'éducation pour qui parle parfaitement l'anglais et sait faire le tri des les milliers de threads et les centaines de Tumblr...
Le Pitti Uomo, réunion bi-annuelle des acteurs du métier du vêtement masculin à Florence, est devenu depuis quelques années le théâtre (le mot est choisi) de "passagiata" flamboyantes et soigneusement orchestrées par quelques "figures" de la blogosphère mondiale profitant de cette tribune gratuite pour se forger une solide réputation ainsi qu'aux maisons qu'ils représentent (souvent la leur).
Un exercice tout Italien dans lequel l'exubérance transalpine est mise à l'honneur, parfois jusqu'à l'excès, mais toujours avec cette fabuleuse liberté de ton et cet art de la séduction sans lesquels le monde de l'élégance masculine serait beaucoup moins intéressant qu'il ne l'est aujourd'hui. Forza Italia.
Une tribune parfaite pour la communication sur les réseaux sociaux, peut-être encore pour quelques années... avant que le défilé ne devienne la caricature de lui-même...
Et nous pourrions aussi parler des adeptes du nouveau chic "casual" ou encore des aficionados du sur-mesure avec, au sommet de la pyramide, les amateurs de Bespoke tailoring (avec ses différentes écoles) dont les rangs, autrefois très confidentiels, ne cessent de grossir.
En clair, et au risque de décevoir les marketeurs en manque de segmentations claires, les hommes composant la nouvelle génération d'amateurs de style classique sont d'une diversité inouïe et ne peuvent raisonnablement se réduire en quelques segments.
Ils possèdent en outre des goûts de plus en plus affirmés (et raffinés) et sont de plus en plus éduqués en matière de style personnel quel que soit leur âge et quels que soient leurs moyens (ou presque).
L'élégance masculine classique concerne donc bien désormais toutes les générations d'hommes, ce qui est un fait totalement nouveau.
Et même si cela représente sans doute un sacré casse-tête pour les services de communication des acteurs du secteur, spécialement à une époque où les hommes, mieux éduqués, se recentrent vers le produit au détriment des marques, il est tout de même fort réjouissant d'être les témoins (et les animateurs parmi beaucoup d'autres) d'un mouvement dont le propos est sans doute beaucoup plus urgent et beaucoup plus important que celui, somme toute assez trivial, du simple fait vestimentaire masculin.
Cheers, HUGO