Quand on se balade dans les rues commerçantes de Paris, on est forcé de reconnaitre une horrible réalité : les enseignes en plastique multicolores des grandes marques défigurent la sobriété hausmannienne des façades, les rangées d’arbres et les monuments. Même à St Germain des Prés, les librairies ont depuis longtemps été remplacées par des boutiques de fringues jetables, faussement bon marché. Les étagères en bois vernis ont cédé la place aux portants en métal. Et quand ce n’est pas le cas, c’est qu’on a affaire à un vintage de pacotille, décor dérisoire à la patine manufacturée.
Le gentleman moderne cherche à retrouver un parfum d’antan, même si c’est sur internet qu’il prospecte, en quête d’un artisan napolitain septuagénaire, d’un trunk-show secret ou d’un site où s’échangent des mystérieuses secondes mains. Il essaie, désespérément, de contourner le spectre abhorré du consumérisme de masse.
Il ne recherche pas du «vintage » ou du « vieillot » en soi, mais plutôt une manière alternative de choisir ses vêtements. Cette quête alternative possède un fort parfum de nostalgie, paradoxalement assisté dans sa recherche de bonnes affaires par la modernité du online.
Mais de toute façon, le modernisme d’une coupe ou la dandification pitti-esque d’une tenue n’y font rien : vestes et cravates sont des vêtements du passé. Même la laine est un matériau en passe de ringardisation, submergée qu’elle est par des tissus pourvus de propriétés magiques (« Infroissable ! », « Sans repassage ! », « Sans lavage ! », « Chaud l’hiver, rafraichissant l’été ! », « Chic et décontracté à la fois ! »).
L’élégance moderne est donc liée à une profonde conscience de consommateur, même si elle n’a rien de commun avec celle des donneurs de leçons agressivement idéologiques qui se prennent pour des révolutionnaires parce qu’ils ont choisi de mettre dans leur caddy un produit plutôt qu’un autre.
Le gentleman moderne possède une conscience fondée sur la connaissance des processus de fabrication. Matières, qualité, finition, travail à la main… toutes les données d’un vêtement sont passées au scanner du jugement technique et mis en perspective avec les traditions, les styles et l’histoire sartoriale.
On compare les artisans, les différentes lignes d’un fabricant leur évolution (« Les finitions mains sont moins bien qu’avant — ils ont dû prendre un sous-traitant moins cher »). Même une cravate — accessoire que l’on croirait d’une simplicité innocente ! — subit une dissection mentale scrutant le moindre détail : fil de réserve, doublure, triplure, nombre de plis…
Mais le caractère traditionnel des vêtements ne suffit pas : nous voulons aussi leur modernité, le fameux classic with a modern twist. La beauté des objets ne suffit pas non plus : il faut que leur rareté ou leur caractère les rendent uniques, prouvant que nous sommes initiés à ces subtilités.Artisanat, nostalgie et rareté : cette trilogie est l’étoffe du style contemporain.
La dimension écologique n’est pas complètement absente, mais certainement pas à la façon hautaine de ceux qui sauvent la planète en traitant leur voisin de fasciste s’il ne mange pas de quinoa bio. Il est simplement évident que le travail artisanal traditionnel se situe à une petite échelle, à un très faible niveau de nocivité — et à un niveau de qualité dans les approvisionnements qui permet de produire des articles d’une qualité sans commune mesure avec les entreprises fondées sur le volume et sur l’exploitation des ressources à une échelle industrielle.
Le gentleman moderne est donc fier d’être un consommateur responsable. Et c’est vrai, dans une large mesure.
Mais ne nous leurrons pas.Les « soyez vous-mêmes » et autre mantras célébrant l’ère du cool dans la consommation de masse ont depuis longtemps fait leur chemin au cœur des cercles de l’élégance classique. La promesse d’une belle trouvaille sartoriale prend le pas sur toute autre considération éthique : on ne fait pas des achats par sollicitude envers les fleuves et les forêts ou pour promouvoir l’égalité sociale. Si c’était vraiment le cas, nous partirions pour une vie érémitique au cœur des montagnes couserannaises (en prenant soin d’emporter ses vestes en tweed, tout de même). Comme dans bien des domaines, le consommateur a besoin d’un prétexte éthique pour laisser libre cours à son plaisir. A cet égard, l’élégance masque parfois l’obsession, le snobisme et un consumérisme tentant de se faire passer pour de la préoccupation morale.
Sans le plaisir personnel et la volupté du savoir vestimentaire que l’on tire de ces délices sartoriaux, nous nous intéresserions peu aux techniques de montage des souliers, à la construction des épaules d'une veste, à la largeur des revers ou à la main d’un tissu. Le gentleman d’aujourd’hui aborde le vêtement comme un plaisir et non comme une nécessité, ce qui en fait un consommateur comme un autre — même s’il se sent différent et vaguement supérieur au vulgum pecus.
De fait, il y a une gratification intrinsèque dans la jouissance consistant à comprendre ce que l’on porte, l’histoire et les gestes contenus dans une veste car l’artisanat comporte un poids d’humanité indéniable. Mais cela ne doit en rien nous laisser penser que nous sommes libres de nos choix d’acheteurs initiés.Il faut donc toujours se garder de prendre les vêtements trop au sérieux en tant que consommateurs.
Mais il faut toujours se rappeler de les prendre très au sérieux comme indices sociaux…
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Toutes les photos © Lyle Roblin chez NH Sartoria à Milan pour Parisian Gentleman
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