Récemment sortait dans les salles un long-métrage des plus intrigants, titré The Brutalist.
La sobriété du titre comme une métaphore de son récit, le lent travelling de la bande-annonce - rareté notable - tout était fait pour surprendre. Cette oeuvre cinématographique, récompensée aux Oscars, retrace l’histoire de László Tóth, un architecte hongrois réchappé des camps qui émigre aux Etats-Unis : c'est dans ce pays qu’il finira par connaître le succès en tant que représentant d’un mouvement architectural inaugurant la seconde partie du XXe siècle : le brutalisme.
Un mot que l’on connaît sans le connaître, tant on a la sensation que nos univers esthétiques sont irrigués par des imaginaires post-soviétiques, industriels, métalliques ou bétonnés… Tout ce qu’on identifie comme “brutal” ou “brutaliste”.
Car le brutalisme, comme bien d’autres phénomènes, est aussi à la mode qu’incompris, aussi évoqué que dévoyé. D’un mouvement historique à un style architectural, le brutalisme fascine par son étrange radicalité, des arêtes au bloc. Inébranlable, voudrait-on dire.
Cette démarche stylistique - architecturale, tout d’abord - pourrait sembler aux antipodes de l’élégance telle qu’on la conçoit aujourd’hui : un subtil jeu d’équilibre, un style en apesanteur, quelque chose d’aérien au cœur même du marmoréen.
Prenons, cependant, le temps d’examiner quelques aspects d’une école trop mal comprise, et d’étudier ce que nous devons au brutalisme.
Au cours de l’après-guerre, le mouvement moderne voit le jour en architecture. Ce mouvement est fondé sur l'évolution des espaces urbains ainsi que leur expansion : la fonctionnalité l’emporte sur le pittoresque, en faveur d’une efficience dans la conception autant que dans la construction.
En 1952 apparaît, au coeur de Marseille, la "Cité radieuse" de Le Corbusier. Parangon d’une logique utilitariste et urbaine sous l’égide de laquelle s’élèvent ses murs de béton, cette construction fait scandale autant que sensation. Elle marque en tous cas les esprits, et s’ancre durablement dans l’horizon architectural.
Une des volontés du brutalisme est d’affirmer la primauté du matériau ; inutile de le masquer, c’est lui qui compose le bâtiment. Il ne s’agit plus d’embellir la matière, et de la traiter comme un mal nécessaire, mais de la laisser vivre en tant que telle. C’est l’époque du béton, du verre et du métal. Les bâtiments exhibent leurs structures et les matériaux sans fioriture qui les composent.
L’influence de la Cité radieuse mène à la systématisation, par certains architectes, de ses principes : bâtiments monumentaux, radicalité des lignes, emploi du béton, verticalité. Un style aux antipodes du style Beaux-Arts qui avait marqué l’architecture au cours des décennies précédentes.
Ce style est également le corollaire d’une utopie sociale, celle de la conquête de l’espace urbain par les classes les plus populaires. Les bâtiments brutalistes, par leur régularité, effacent les distinctions que l’on pouvait percevoir, dans les immeubles classiques, entre l’étage des “maîtres”, le plus haut de plafond, celui des appartements plus modestes, au-dessus, et enfin, sous les toits, les petites chambres de service. Disparus, également, les portes cochères ou escaliers de service : c’est l’efficacité qui primera. La distinction architecturale n’a plus sa place.
Et là, chers amis, je vous vois venir : “C’est tout le contraire du costume ! Je le porte justement pour me distinguer de ceux qui m’entourent, et de l’éternel jean - T-Shirt !”
Certes.
Mais historiquement, le costume propose un canevas extraordinaire : parce que, partant de l’ensemble le plus simple, composé d’un pantalon, et d’une veste à revers, c’est l’inventivité personnelle qui permet de manifester la créativité de chacun. Le costume est structuré autour d’une efficacité de la ligne, issue d’une certaine tradition ; et l’inventivité n’est-elle pas plus admirable encore quand elle se montre capable de se fondre dans un canevas donné ?
Ce qui rapproche le brutalisme de la mode, c’est tout d’abord une conscience de la ligne ; sa radicalité, dépourvue de tout habillage, assume un dénuement proche de la perfection. Combien de créateurs n'ont-ils pas, inlassablement, cherché cette ligne, qui, à elle seule, permettrait de souligner la silhouette tout en l’enlevant au-delà d’elle-même ?
La métaphore architecturale est tout aussi passionnante : ne parle-t-on pas du “bâti” d’une épaule, de la “construction” d’une manche ? Quelles que soient les anthologies d’accessoires dont on décore sa tenue, en la détaillant jusqu’aux boutons de manchettes, l’essentiel demeure, encore et toujours, la ligne.
Ce tracé pur, premier jet de craie sur une toile vierge, cette architecture de fil et de textile qui donne naissance à la toile d’essayage, jusqu’à la première coupe.
Soyons élégants ; mais n’oublions jamais la ligne.
Photo de couverture : © Henrique Lima, CC-BY-3.0