Brioni, la célèbre maison romaine de couture masculine, respectée et admirée depuis des décennies pour l’excellence de sa production de costumes classiques du plus haut niveau, traverse, depuis quelques années, une crise sans précédent.
Le bateau de l’un des fleurons incontestés de la planète sartoriale italienne tangue déjà fortement depuis quelques années, mais il semblerait que la tempête qu’il traverse n’arrête pas de s’amplifier. Aujourd’hui, si le capitaine de Brioni (le groupe français Kering) ne réagit pas très vite en redonnant à son navire, devenu ivre, un vrai cap, celui-ci risque même de sombrer corps et biens.
Les nouvelles récentes en provenance de Rome, de Penne et de Bergame (où sont installées les unités de production de la marque) sont catastrophiques : chiffre d’affaires en chute libre, manufactures en surproduction chronique, production ayant chuté de 70 000 pièces à manches à moins de 30 000 pour cette année et licenciement prévu de 400 personnes, soit près d’un tiers des effectifs.
Le « fiasco Brioni » est même sur le point de devenir une affaire d’état de l’autre côté des Alpes. Les politiques se sont emparés du dossier en soumettant des questions parlementaires au Ministère du Travail et de l’Economie, tandis que les syndicats sont en train de mettre le feu aux poudres en multipliant les grèves, en invoquant un atelier de Bergame laissé, selon leurs propres dires, « à l’abandon » et en faisant appel au Fond Social Européen pour relancer l’entreprise…
Du côté de la direction de l’entreprise, ou plus exactement du cabinet chargé de la communication de crise, les arguments invoqués nous semblent un peu courts et surtout ne semblent pas à la hauteur de la situation, ni de la réputation de l’entreprise et encore moins de la puissance du groupe propriétaire de la marque.
Dans le dernier numéro du Journal du Textile, les dirigeants de l’entreprise invoquent « un changement radical du comportement des hommes qui privilégient désormais un vestiaire moins formel que par le passé » pour expliquer les résultats calamiteux de la marque. Le journaliste auteur de l’article intitulé « Brioni s’enfonce dans une crise qui vire au débat national » tente, quant à lui, d’expliquer cette descente aux enfers par différents facteurs déclenchants :
– des diversifications hasardeuses (dont une tentative d’incursion, ratée mais coûteuse, de Brioni dans la mode féminine),
– l’incapacité de Brioni à séduire la nouvelle clientèle attirée par le sportswear et le casual mais pas prête à payer les tarifs stratosphériques pratiqués par la marque,
– une baisse du chiffre d’affaires avec la clientèle traditionnelle de Brioni qui aurait, je cite, « réduit la voilure » en achetant moins de costumes classiques que par le passé.
Sans entrer dans des explications économiques et stratégiques complexes qui ne sont pas, loin s’en faut, notre spécialité chez PG, je me permettrais cependant, en tant qu’amoureux sincère de Brioni et de ce que cette maison a représenté (et représente toujours) dans notre univers de prédilection, de nuancer ces explications et surtout de les simplifier.
Car franchement, si les acheteurs de costumes classiques de haut niveau étaient vraiment en train de « réduire la voilure » en achetant moins, comment expliquer alors que des maisons situées dans les mêmes segments de marché comme Cesare Attolini, Kiton, ou, dans une moindre mesure (si j’ose dire), Gianluca Isaia soient quant à elles en progression constante ? Comment expliquer que Zegna maintienne ses chiffres et que Cifonelli, bien qu’étant encore une petite maison en comparaison des autres citées ci-dessus, effectue également un démarrage plutôt encourageant avec son nouveau prêt-à-porter ?
La réponse est, à mon avis, assez simple à comprendre. Commençons par quelques images.
L’image de Brioni à la fin des années 2000 :
L’image de Brioni en 2016 :
Ces images parlent d’elles-mêmes. Mais allons un peu plus loin en nous posant la question suivante : quelle est la cible de Brioni aujourd’hui ? Ou, pour le dire autrement, à qui la marque tente-t-elle de parler ?
Chez Attolini, chez Kiton, chez Isaia et même chez Cifonelli aujourd’hui, il est facile de répondre à cette question :
– Cesare Attolini s’adresse à une clientèle internationale (très) classique et (très) aisée, appréciant les (très) beaux vêtements et les matières luxueuses et n’ayant pas la patience d’attendre plusieurs mois pour se faire faire leurs costumes chez un tailleur traditionnel de haut niveau.
– Chez Kiton, c’est à peu près la même chose, avec des matières d’exception, dans un registre légèrement moins classique mais avec des coupes et des patronages qui restent portables par la génération ayant les moyens de s’offrir la marque.
– Gianluca Isaia, dans un segment tarifaire légèrement inférieur, s’adresse quant à lui à une clientèle un peu plus jeune, appréciant les couleurs et les motifs plus audacieux, les vestes plus « casual » mais appréciant aussi les belles coupes, les revers aux beaux roulés et tout ce qui fait le charme d’un beau vêtement napolitain.
– Chez Cifonelli, c’est encore plus clair : le nouveau prêt-à-porter maison s’adresse à une clientèle internationale aisée, sensible au style parisien classique, chic et plus structuré que ses compétiteurs transalpins.
Mais à qui Brioni s’adresse-t-elle désormais avec ses gammes classiques exsangues et avec ses modèles extravagants, à empiècements contrastés (et autres gâteries de ce genre) censés séduire une clientèle nouvelle et moins statutaire ?
Je ne suis pas un grand amateur des techniques de marketing modernes et encore moins des défilés présentant des créations uniquement destinés à faire le « buzz » sur les réseaux sociaux et pas à être portés dans la vraie vie, mais j’ai tout de même appris qu’à force de vouloir parler à tout le monde, on finit par ne plus parler à personne…
Et c’est bien là le problème de Brioni aujourd’hui : la marque ne parle plus à personne.
En outre, pour avoir voulu tout faire trop vite elle se trouve confronté aujourd’hui à un double paradoxe :
– D’un coté la marque tente de parler à une population de jeunes gens aisés susceptibles de s’identifier à Brioni avec, à titre d’exemple, des tee-shirts arborant des logos démesurés (voir ci-dessous). Le problème c’est que la marque ne possède en aucun cas, à ce jour, l’image d’un Dolce Gabbana ou d’un Gucci sur ce segment de clientèle pour vendre ce tee-shirt à 550 euros !! Pour cette population Brioni reste la marque de leurs pères et de leurs oncles, une marque classique, conservatrice voire un peu vieillotte.
– D’un autre coté, à force de vouloir séduire cette clientèle plus jeune, la marque a brusquement (et je pèse mes mots) rompu le dialogue avec, justement, les-dits pères et oncles qui ne se reconnaissent plus dans l’image et dans les collections de Brioni. Ces personnes, le coeur de cible historique de la maison depuis des décennies, aimaient précisément la marque pour sa sophistication discrète, sa qualité indéniable, ses coupes classiques et son fantastique héritage tailleur qui semble avoir été jeté aux oubliettes…
Chez PG, nous connaissons bien cette population (qui fait aussi partie de notre lectorat) et nous sommes sûrs que bon nombre de ces gentlemen aisés n’achètent pas moins de costumes qu’avant mais achètent certainement mieux, avec plus de passion, plus d’éducation et plus de discernement… mais chez d’autres maisons ou chez les tailleurs en grande mesure.
Le problème de Brioni aujourd’hui est donc un problème de positionnement et, encore plus grave, d’identité.
À une époque où le marketing des valeurs, de l’artisanat, du travail bien fait et des racines bat son plein, il serait temps qu’une maison comme Brioni, qui possède justement des vraies valeurs et des formidables racines, arrête de s’égarer et revienne résolument à ce qu’elle sait faire de mieux : des costumes classiques très haut de gamme pour une belle clientèle en quête d’excellence et d’élégance discrète.
Cette analyse rapide, et certainement imparfaite, semblera peut-être simpliste à bon nombre de professionnels du monde du luxe.
Mais elle a le mérite de venir de quelqu’un qui a profondément aimé et respecté Brioni et qui ne se résout pas à voir un tel patrimoine et un tel savoir-faire piétinés par des stratèges tout-puissants qui maîtrisent sans doute à merveille les tableurs Excel et les plans stratégiques, mais qui n’entendent rien à la chose sartoriale.
Brioni, réveille toi !