Gentlemen,
l'une de nos lectrices (vous avez bien lu "lectrice", car il se trouve que de plus en plus de femmes lisent PG au quotidien) nous a fait parvenir cet interview de Gilles Lipovetsky réalisé en 2003 (à l'occasion de la sortie de son livre "le luxe éternel") par Pierre-Henri Tavoillot.
Evidemment, le terme "luxe" n'est pas celui qui nous préoccupe prioritairement dans ces colonnes, mais cet entretien est intéressant à double titre :
- Premièrement il donne à réfléchir sur le rapport de l'homme au "superflu" ou aux objets qui lui apportent cette dimension de rêve et de transcendance à qui la société ultra-matérialiste d'aujourd'hui ne donne plus beaucoup d'espace, alors même que c'est l'un des traits caractéristiques de l'humain par rapport à l'animal.
- Deuxièmement, il nous semble intéressant de mettre les propos de l'auteur - datant de plus de 10 ans - en perspective avec la forte "poussée" du "luxe" masculin (notamment en matière vestimentaire).
Un bel interview qui appelle certaines réflexions et que nous trouvons "utile" (paradoxalement) de publier dans ces colonnes.
GILLES LIPOVETSKY : Qu'est-ce que le luxe ?
Sujet apparemment futile par excellence, que nous révèle le luxe de nous-mêmes et de notre époque ? C'est le thème du dernier livre de Gilles Lipovetsky (en collaboration avec Elyette Roux), « Le luxe éternel » (Gallimard). Un passionnant parcours dans l'histoire du luxe où le superficiel fait apparaître le plus profond : le sacré, le rapport au temps et à soi
Propos recueillis par Pierre-Henri Tavoillot
PIERRE-HENRI TAVOILLOT : Comment en vient-on à vouloir penser le luxe ? Rien ne paraît plus futile et insignifiant, surtout par les temps dramatiques qui courent.
GILLES LIPOVETSKY : L'humain n'est pas fait que d'aspirations profondes et sérieuses ! Et l'homme moderne ne se réduit pas à l'obsession de l'efficacité. Il y a aussi le superflu, le rêve, l'excès, la frivolité, la beauté. Les Grecs, puis les philosophes du XVIIIe siècle considéraient qu'il était primordial de réfléchir sur cette dimension du désir infini. Je le crois également. De plus, les interprétations courantes du phénomène ont très peu bougé : le moment est venu de réoxygéner ce type d'interrogation. C'est vrai que ça peut paraître insignifiant, voire indécent. La Bruyère l'exprimait déjà en son temps : « Il y a une honte à être heureux à la vue de certaines misères. » Certains n'ont rien, d'autres ont tout, ou « trop » : le scandale n'est jamais très loin. Mais ce livre n'est pas une apologie du luxe...
P.-H. T. : De ce point de vue, on peut relever deux grandes séries de critiques : la critique morale, qui voit dans le luxe l'expression orgueilleuse d'un désir insatiable vouant l'homme à la vie malheureuse ; et la critique sociale, pour qui le luxe est le signe ostentatoire de la lutte des classes.
G. L. : Certes, mais ces critiques oublient un point essentiel : le caractère universel, anthropologique du luxe. On ne peut pas penser l'humanité sans le luxe, parce que, à travers lui, l'homme atteste qu'il n'est pas un simple animal et que son horizon ne se réduit pas à la survie, à la conservation et au besoin. Shakespeare l'avait bien dit : « Retirez à l'homme le superflu et vous lui ôtez sa part d'humanité. »
P.-H. T. : C'est cette dimension que vous appelez le « luxe éternel ». Mais pourquoi, dans notre univers démocratique - passionné par l'égalité -, ce luxe de toujours semble retrouver une seconde jeunesse et conserve, en tout cas, une réelle légitimité ?
G. L. : L'humanité peut-elle se passer de rêves ? Les grandes utopies, scientistes ou politiques, sont épuisées ; nous n'avons plus foi en un avenir qui serait mécaniquement meilleur et plus juste. Il reste pour les individus l'espoir d'un mieux-être, la fête des sens, l'attente des beautés qui nous sortent de la grisaille du quotidien. Le luxe n'est plus la part maudite, mais la part du rêve et du voyage, de l'excellence et du superlatif dont l'homme ne peut se passer.
P.-H. T. : Tout en étant éternel, le luxe a une histoire et cette dimension « humaine, trop humaine » a pris diverses configurations au cours du temps. Vous en dressez un panorama très impressionnant en commençant par tordre le cou à une idée reçue : celle qui fait du luxe le propre des civilisations développées. Même les économies dites de subsistance, supposées être plus proches de la nature, connaissent ce goût dépravé du gaspillage.
G. L. : En effet, aussi loin que nous remontions, il y a du luxe. Les anthropologues l'ont montré : même chez les chasseurs- cueilleurs du paléolithique, qui n'ont rien, ou presque, il y a déjà du « superflu » : les parures, les bombances, les fêtes, etc. L'esprit du luxe - c'est-à-dire l'esprit de dépense - commence avant même l'objet de luxe. Ces pratiques somptuaires n'ont pourtant rien de gratuit. Elles obéissent, dans les sociétés primitives, à une nécessité profonde. Nécessité sociale, tout d'abord, puisqu'il s'agit, par l'échange de cadeaux, de gagner honneurs et titres, d'assurer les liens communautaires, de substituer l'alliance à l'hostilité ; nécessité cosmique, ensuite, dans la mesure où le don rituel et la prodigalité festive permettent de restaurer le lien avec les forces de l'invisible, avec l'esprit des morts. Contre un certain matérialisme, il faut poser la religion comme l'une des conditions d'apparition du luxe primitif.
P.-H. T. : Une deuxième époque débute avec l'apparition de l'Etat et la hiérarchisation qu'il institue aussi bien entre les individus - les riches et les pauvres, les puissants et les serfs - qu'entre les ordres du réel - l'ici-bas et l'au-delà.
G. L. : Exactement. Avec la hiérarchie théologico-politique, des distinctions visibles s'établissent dans les modes de vie, de s'habiller, même de mourir. C'est l'époque des palais et des temples grandioses, ces « demeures d'éternité », comme disent les Egyptiens. Le luxe exprime alors le cosmos de l'inégalité, qu'elle soit humaine ou divine. Il y a des êtres qui sont d'une autre essence que le commun : le luxe a charge de le concrétiser. Il n'est donc pas quelque chose de superflu, mais une nécessité symbolique de l'ordre inégalitaire. C'est bien une logique de l'ostentation qui fonctionne, mais, là encore, le luxe s'inscrit dans une vision cosmique et religieuse. C'est pourquoi les critiques du luxe sont marginales. Elles se focalisent sur le luxe privé, celui des femmes notamment, parce que leur goût pour les fards est perçu comme une trahison de la vérité naturelle ! Le luxe public, en revanche, celui que pratiquent les évergètes, ces mécènes grecs et romains, mérite d'être célébré, même si tel ou tel philosophe peut dénoncer l'orgueil et la vanité de la folie des grandeurs.
P.-H. T. : Ce dispositif ancien commence à s'épuiser avec la Renaissance, qui marque l'avènement du luxe moderne.
G. L. : Vers la fin du Moyen Age apparaissent deux séries de phénomènes. D'abord, le luxe se marie avec le goût de la culture à travers l'amour des antiquités. Il n'y a plus de prince qui ne se targue d'avoir une collection de livres, de statues, etc. Sa finalité n'est ni économique ni religieuse, mais esthétique : savourer les belles choses. Le luxe devient une forme de sensualisme dont ne rendent pas compte les passions distinctives de la reconnaissance sociale. Parallèlement à cet engouement pour l'ancien surgit la mode au sens strict, avec son culte de l'éphémère. Contrairement au luxe, la mode n'est pas éternelle. Pour qu'elle apparaisse, il faut que la nouveauté soit devenue une valeur positive, ce qui est évidemment impensable dans le monde de la tradition. Avec la mode se met en place la première grande figure d'un luxe absolument moderne, superficiel et gratuit, mobile, délivré des puissances du passé et de l'invisible.
P.-H. T. : C'est à partir de là que le luxe va entrer dans sa phase de démocratisation, que vous faites débuter avec la haute couture dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle semble pourtant bien peu égalitaire...
G. L. : Jusqu'au XIXe siècle, l'univers du luxe fonctionne selon un modèle de type aristocratique et artisanal. L'objet de luxe est à la gloire exclusive de l'aristocrate-client, et, si on connaît les artistes, les artisans demeurent anonymes. Ce sont les matériaux qui font la valeur des choses. Trois changements majeurs interviennent avec la haute couture. D'abord, le couturier devient un créateur avec un nom reconnu, du prestige, une indépendance par rapport à la cliente. La haute couture apparaît comme un composé de création artistique et d'industrie (la série limitée). Ensuite s'impose un demi-luxe, plus accessible, dont les grands magasins vont devenir la vitrine. Enfin, troisième élément de cette démocratisation du luxe, l'apparition du fameux « luxe de simplicité ». Jusqu'alors, le luxe a toujours obéi à une esthétique ostentatoire. Avec l'âge de l'égalité, le luxe va s'« euphémiser », comme manière démocratique de ne pas écraser symboliquement l'autre. Il se doit d'être discret et sobre. Pour les hommes, c'est l'habit noir, qui, en principe, nivelle les différences. Pour les femmes, il faudra encore attendre près d'un siècle et l'esthétique de Chanel.
P.-H. T. : En quoi sommes-nous sortis de cette phase moderne pour entrer dans une période que vous appelez « hypermoderne » du luxe ?
G. L. : On assiste, depuis les années 90, à deux transformations majeures. Côté offre, le luxe est entré dans une logique marketing et financière. De gigantesques conglomérats de taille internationale se constituent qui achètent et vendent les marques prestigieuses sans rapport avec la dimension familiale ou semi-artisanale d'origine. Par ailleurs, on voit l'univers du luxe s'engager dans des pratiques analogues à celles qui sont en vigueur dans la grande consommation (inflation de lancements, mégastores, pub, porno-chic, humour).
Côté demande, le luxe n'apparaît plus comme une contrainte sociale dictant un comportement obligé. Le bobo, contrairement à l'aristocrate d'antan, peut sans craindre de perdre son rang acheter à la fois chez Tati et chez Dior. La stricte étanchéité des cultures de classes a disparu. Tout ce qui, autrefois, était « de la haute » apparaît désormais comme un « droit pour tous ». La société de consommation de masse a généralisé les désirs de loisirs, de bien-être et de qualité : il y a moins démocratisation du luxe que démocratisation de masse du désir de luxe, toute la société aspirant à ce qui était, autrefois, les emblèmes réservés d'une petite minorité. Le goût des marques s'étend dans tous les groupes. Un Européen sur deux a acheté, au cours de l'année, au moins une marque de luxe.
En même temps, le luxe a cessé d'être seulement l'expression d'un désir de reconnaissance sociale. Un des premiers arguments de vente pour une voiture de luxe, c'est la sécurité... Lorsqu'une femme va dans un centre de soins, ce n'est pas pour manifester une supériorité sociale, mais pour y chercher des sensations de mieux-être. C'est ce que j'appelle la « consommation émotionnelle ». Cela veut-il dire que nous sommes dans un subjectivisme complet du luxe éliminant sa dimension élitaire ? Pas du tout. L'élitisme demeure, mais transformé : lorsqu'on achète un objet de luxe, il y a une jouissance qui relève, comme disait Nietzsche, du « plaisir de se savoir différent », du sentiment de sa propre exception. « Parce que je le vaux bien », disait le slogan de L'Oréal. Peu importe que les autres le sachent : moi, je le sais !
P.-H. T. : Dans l'analyse du luxe, le schéma de la lutte symbolique des classes a souvent masqué les différences entre les sexes. Le luxe semble aujourd'hui encore dominé par la consommation féminine, même si certains prévoient un rattrapage masculin.
G. L. : La féminisation du luxe est un phénomène relativement récent. Le luxe prémoderne est masculin, il est synonyme de pouvoir. Les choses changent au XVIIIe siècle. Vers 1700, dans toutes les couches sociales, la garde-robe des femmes est deux fois plus importante que celle des hommes. La femme, confinée dans une sphère privée naissante, est installée dans le double rôle du beau sexe (le décoratif) et de la femme au foyer (la consommatrice). Ces deux statuts lui confèrent une place privilégiée dans l'univers du luxe. Assiste-t-on aujourd'hui, à la faveur de l'égalisation des rôles, à une uniformisation sexuelle ? Je ne le crois pas. En dépit du mouvement d'émancipation des femmes, le beau sexe, c'est toujours le féminin. Toutes les enquêtes montrent que la maison reste le domaine privilégié de la femme. Même si elle a une vie professionnelle à l'extérieur, même si l'homme collabore davantage à l'intérieur, c'est elle qui reste le maître d'oeuvre de la maison. C'est ce que j'ai appelé « la troisième femme » : l'autonomie féminine se conjugue avec des normes héritées de la tradition. Si cette interprétation est exacte, la féminisation du luxe a de beaux jours devant elle.
P.-H. T. : En quel sens le luxe reste-t-il un rêve dans l'univers désenchanté qui est le nôtre et qui semble voué à la frénésie du présent ?
G. L. : Depuis les origines, le luxe a un lien intrinsèque avec le temps. On donne au sacré pour gagner l'éternité. Les mécènes antiques dépensent des fortunes pour que leur mémoire soit immortalisée. Aujourd'hui, les maisons de luxe ne font pas autre chose, même si c'est sous une forme paradoxale. D'un côté, en effet, il faut innover sans cesse : c'est la logique du présent et de la mode. D'un autre côté, pourtant, il leur faut célébrer la légende fondatrice, le mythe des origines, la tradition et les savoir-faire ancestraux. On retrouve cette ambivalence dans la consommation : être dans le coup, mais aussi jouir de ce qui a une épaisseur temporelle. On ne consomme pas n'importe comment l'objet de luxe. La ritualisation fait partie du plaisir : c'est aussi de la durée, de la mémoire, de l'éternité que l'on achète et que l'on aime. Dans la société Kleenex, le luxe apporte ce contrepoids de durée qui conjure la mort en nous redonnant une profondeur de temporalité. Il y a paradoxalement une dimension métaphysique au coeur des passions les plus matérialistes.
P.-H. T. : Dans un article récent paru dans la revue Le Débat (Gallimard, mars-avril 2003), vous donnez à cette analyse du luxe un cadre plus vaste : nous serions entrés depuis peu dans un nouvel âge de la société de consommation : ce que vous appelez la « société d'hyperconsommation ». De quoi s'agit-il ?
G. L. : Trois grands traits caractérisent la société d'hyperconsommation. Un : l'essor d'une consommation beaucoup plus expérientielle-émotionnelle qu'honorifique. Deux : l'érosion des anciens encadrements de classes et le développement d'un consommateur volatile, fragmenté, dérégulé. Trois : l'avènement d'une « consommation monde » dans laquelle même le non- économique (famille, religion, politique, syndicats, école, procréation, éthique) est investi par la mentalité d'« Homo consumericus ». Cela étant, le règne de la société hypermarchande est loin de signifier élimination totale des valeurs et des sentiments. Le goût de la sociabilité, le bénévolat, l'indignation morale, la valorisation de l'amour, tout cela se perpétue, voire se renforce. Les menaces qui pèsent sur la société d'hyperconsommation, ce n'est pas le nihilisme achevé, la dévalorisation de tous les idéaux, c'est surtout le recul de la légèreté d'exister, la fragilité des personnalités, les psychopathologies, la spirale de la peine à vivre. On consomme toujours plus, mais la joie de vivre ne semble guère être au rendez-vous.
Cheers, HUGO